1.3.3.2. Les « grands œuvres » ambitieux et rares, produit d’une originalité inutile.

Dans l’importante production cartographique liée à la Commission de topographie se distinguèrent quatre « grands œuvres », réalisations ambitieuses de topographes-alpinistes s’étant particulièrement investis dans la cartographie d’une région ou d’un massif qu’ils connaissaient extrêmement bien. Toutes ces cartes furent commencées avant la guerre dans le cadre de la Commission « originelle » et, à l’exception de la carte du Massif de Gavarnie et du Mont-Perdu de Franz Schrader, elles concernèrent uniquement des massifs des Alpes du nord. Toutes procédaient d’une approche similaire, dont la carte du massif du Mont Blanc des Vallot fut l’archétype malgré sa publication tardive. Les levés s’appuyaient sur les réseaux géodésiques de Vallot ou d’Helbronner, complétés par des triangulations complémentaires. Ils étaient exécutés suivant les différentes méthodes formalisées par Henri Vallot et diffusées par la Commission. La représentation topographique du terrain reprenait également les principes généraux défendus par celle-ci : l’échelle du 1 : 20 000, les courbes de niveau et le dessin détaillé du rocher, avec quelques particularités propres à chaque carte (encadré 5).

Encadré 5 : Les « grands œuvres » cartographiques des membres de la Commission de topographie du Club alpin français.
Aiguilles de l’Argentière, Massif des Sept-Laux (1911, 1 : 20 000)
Levée et dressée par Robert du Verger, publiée en 1911 chez Erhard frères.
Relief et glacier en courbes de niveau équidistantes de vingt mètres, avec des courbes maîtresses équidistantes de cent mètres en gras avec indication de l’altitude. Rocher à l’effet. Aucun estompage. Quatre couleurs : planimétrie, toponymie et rocher en noir, hydrographie et glacier en bleu, courbes en bistre, courbes rocheuses en violet.
A partir de dix-huit points trigonométriques issus de la campagne de 1903 d’Helbronner, du Verger réalisa un canevas complémentaire de vingt stations photographiques, dont les positions furent déterminées par relèvements à la règle à éclimètre sur les signaux d’Helbronner. Les levés furent essentiellement exécutés selon la méthode Laussedat-Vallot. Les tours d’horizon effectués à chaque station permirent de donner trois cent cinquante points de détail utilisés pour le tracé des arêtes et des courbes. Douze stations supplémentaires furent effectuées à la règle à éclimètre pour le levé des thalwegs importants, et les parties accessibles furent levées directement avec un carnet décliné (modèle Vallot, bien sûr), un clisimètre et un baromètre 924 .
Carte du massif de la Chartreuse (1919, 1 : 20 000)
Levée et dressée par Charles Buisson, cinq feuilles publiées en 1918 par Henry Barrère.
Relief en courbes de niveau équidistantes de vingt mètres, avec des courbes maîtresses en gras équidistantes de cent mètres. Rocher à l’effet. Aucun estompage. Quatre couleurs : toponymie, planimétrie et rocher en noir, hydrographie en bleu, courbes en bistre et routes en rouge.
Basés sur cent quarante points de la triangulation Helbronner complétés par une triangulation complémentaire à la règle à éclimètre, les levés de cette vaste région furent compliqués par l’importance du couvert forestier qui gênait les visées. Moins réputée que les trois autres « grands œuvres » des membres de la Commission, cette carte fut cependant reconnue pour ses qualités de lisibilité et de clarté, ainsi que pour une certaine utilité touristique, mais les critiques lui reprochèrent une triangulation complémentaire insuffisamment étendue, un manque de détails (qui participait d’ailleurs à sa lisibilité) et un rendu un peu mou. Robert Perret imputa au manque d’éducation géologique de Buisson et à son incompétence dans le dessin du rocher, la qualité moyenne de sa carte d’une région topographique difficile ; d’après lui, les levés des officiers du SGA, publiés peu après la carte de Buisson, se montraient bien supérieurs à celle-ci 925 .
Carte de la vallée de Sales et du cirques des Fonts (1922, 1 : 20 000)
Levée et dressée par Robert Perret, publiée en 1922 par Henry Barrère.
Relief et glacier en courbes de niveau équidistantes de vingt mètres, avec des courbes maîtresses en gras équidistantes de cent mètres. Rocher représenté par un mélange de dessin à l’effet et de signes conventionnels pour la nature géologique. Aucun estompage. Cinq couleurs : toponymie en noir, hydrographie en bleu, végétation en vert, planimétrie en rouge, courbes rocheuses en violet, autres courbes en bleu ou vert selon la végétation.
Les opérations sur le terrain s’étalèrent sur cinq campagnes, interrompues par la première guerre mondiale. Les levés se basèrent sur la triangulation Vallot, complétée par un canevas graphique. Les grandes lignes des zones accessibles furent déterminées à la règle à éclimètre par cheminements et rayonnements à partir des points du canevas, et les escarpements levés par photographie selon la méthode Laussedat-Vallot.
Carte du massif du Mont Blanc (1925-1935, 1 : 20 000)
Levée et dressée par Henri, Joseph et Charles Vallot, aidés de quelques collaborateurs. Une édition provisoire couvrant les environs de Chamonix fut publiée en 1907, mais la première édition des neuf feuilles finalement publiées (sur seize) s’étala entre 1925 et 1935, chez Girard et Barrère. Trois couleurs : planimétrie, toponymie et rocher en noir, hydrographie et glacier en bleu, courbes en bistre (annexe 2, figure 11).
Relief en courbes de niveau équidistantes de vingt mètres, avec des courbes maîtresses en gras équidistantes de cent mètres. Rocher et une partie du glacier dessinés à l’effet. Aucun estompage 926 .
Ces « grands œuvres » prestigieuses imposaient les méthodes d’Henri Vallot ainsi qu’une représentation du relief de plus en plus formalisée qui influença en partie les travaux du Service géographique de l’armée 927 . Mais ces cartes adoptaient également des principes de systématisation du dessin topographique sur la base d’une interprétation géomorphologique du terrain. La carte de Robert Perret est un exemple radical de cette orientation scientifique, plus encore que celle d’Henri Vallot dont il fut pourtant le disciple le plus proche. Plus compétent en géographie et géologie qu’en topographie technique, Robert Perret systématisa le tracé des courbes pour mettre en évidence l’agent qui avait modelé les formes du terrain et traduisit la nature des roches par une figuration à l’effet du rocher exécuté avec des hachures codées selon la lithologie, alors que l’emploi de différentes couleurs pour les courbes permettaient de mettre en évidence certaines données de géographie botanique 928 .
Toutes ces cartes témoignaient de l’importance croissante de la géomorphologie dans la représentation topographique du terrain, que j’ai déjà soulignée dans les travaux des services officiels : la détermination des causes à l’origine des formes du terrain précédait et influençait sa représentation. Ces cartes reflétaient également un paradoxe des ambitions de la cartographie scientifique : si les cartes à grande échelle répondaient à un besoin des scientifiques étudiant la haute montagne, ce ne pouvait pas être en servant de sources à leurs études puisque ces cartes reposaient justement sur une exploitation des théories géomorphologiques 929 .
Plus généralement, les « grands œuvres » des membres de la Commission de topographie ne répondaient à aucune des justifications traditionnellement avancées pour leur réalisation. Si elles ne servaient pas aux études scientifiques – du moins en tant que sources documentaires –, elles ne répondaient pas non plus aux besoins réels des alpinistes qu’Henri Vallot souhaitait pourtant combler en défendant l’échelle du 1 : 20 000. Il m’apparaît particulièrement révélateur qu’aucune de ces cartes à grande échelle n’ait connu de véritable succès commercial auprès des alpinistes : le petit format des feuilles ne leur permettait pas de couvrir la surface qu’un ascensionniste était susceptible de parcourir lors de ses courses et leur prix relativement élevé restait dissuasif pour se procurer une collection complète. L’ambition d’originalité imposée par Henri Vallot et traduite essentiellement dans l’échelle supérieure de ces cartes échouait dans leur inutilité pratique.

Dans les faits, ces « grands œuvres » étaient plus des réalisations de prestige visant à donner un tableau cartographique glorifiant la montagne, dans une approche certes plus scientifique que les récits d’ascension ou les premières cartes indépendantes fortement figuratives de la deuxième moitié du 19e siècle, mais dans le même esprit de prosélytisme. L’insistance des membres de la Commission sur la représentation du rocher comme un portrait plutôt que comme un schéma conventionnel rappelait sémantiquement cette ambition illustrative dans laquelle la représentation purement artistique n’avait été que partiellement remplacée par une représentation scientifique et technique930. Dans la pratique, les besoins des alpinistes, même avec le développement de l’alpinisme sans guide, ne justifiaient pas des cartes aussi détaillées, ce qui explique la réalisation et le succès de cartes moins ambitieuses au sein même de la Commission de topographie.

Notes
924.

Voir aussi supra, partie 3, chapitre 1.2.4.2.

925.

PERRET Robert. Notes de M. R. Perret. Op. cit., p. 150.

926.

Voir supra, partie 2, chapitre 2.3.

927.

Voir infra, partie 3, chapitre 4.2.

928.

PERRET Robert. Notes de M. R. Perret. Op. cit.,, p. 148-149.

929.

Voir supra, partie 2, chapitre 1.2.3.4.

930.

Voir infra, partie 3, chapitre 4.