2.1.2. Une opposition structurelle fondamentale.

2.1.2.1. L’activité de la Commission de topographie, une attaque symbolique contre l’unité du territoire.

La cartographie est fondamentalement une forme de pouvoir : cartographier un territoire, c’est se l’approprier, le maîtriser, étendre son autorité dessus945. Les régions frontalières comme les Alpes furent ainsi l’objet de véritables luttes cartographiques. Pendant ses campagnes en Italie, Bonaparte fit non seulement dresser de nouvelles cartes des régions alpines, mais aussi confisquer les cuivres des cartes existantes. Lors de l’annexion de la Savoie en 1859, l’une des premières initiatives du gouvernement français fut de récupérer le maximum de documents géodésiques et topographiques auprès des autorités sardes et d’assurer la représentation cartographique des nouveaux territoires – avec les conséquences sur la qualité des levés que nous avons vues946. Le développement d’une cartographie scientifique n’atténua en rien le symbolisme du fait cartographique lui-même, bien au contraire : les apparences de « vérité » qu’assurèrent à la carte les méthodes « scientifiques » de sa réalisation ne firent qu’amplifier la nécessité d’une cartographie unique du territoire, puisqu’il ne pouvait y avoir deux « vérités » différentes. John Harley rappelle d’ailleurs que, contrairement à la plupart des media, la cartographie ne connut jamais « de modes d’expression populaires, alternatifs ou subversifs », et il affirme que « les cartes sont essentiellement un langage de pouvoir et non de contestation »947.

Compte tenu du caractère symbolique de l’acte cartographique, l’apparition d’une institution visant à fédérer et à développer une représentation topographique indépendante de la haute montagne ne pouvait qu’être interprétée comme une concurrence par le SGA, malgré tous les discours répétés d’estime et de soutien mutuels. Alors que le SGA avait pour mission de fournir une représentation cartographique générale et cohérente du territoire français, la Commission s’était chargée de réaliser des cartes alternatives pour pallier aux défauts que les alpinistes soulignaient dans les cartes officielles. Même si son activité ne s’inscrivit jamais dans la contestation de l’autorité politique – les topographes-alpinistes partageant un fort patriotisme avec les topographes militaires –, je pense qu’elle représentait une véritable attaque symbolique contre l’unité du territoire à travers l’unité de sa représentation cartographique. D’un point de vue structurel, le SGA et la Commission se trouvaient donc fondamentalement opposés par leur objet même.

Notes
945.

Voir HARLEY John Brian. Déconstruire la carte. Op. cit. ; HARLEY John Brian. Cartes, savoir et pouvoir. Op. cit.

946.

Voir supra, partie 1, chapitre 4.2.3.

947.

HARLEY John Brian. Cartes, savoir et pouvoir. Op. cit., p. 49.