2.2.2.2. La lente généralisation des levés réguliers dans les Alpes.

Malgré le nouvel objet des levés de précision, les minutes de levé témoignent d’une utilisation relativement importante de la méthode expédiée : dans la région couverte par mon corpus, 17,9 % de la surface fut levée avec la méthode expédiée (236 coupures au moins partiellement couvertes par des levés expédiés sur un total de 1 319 coupures pour tous les levés de précision)972. La répartition temporelle des levés expédiés montre cependant une baisse rapide de leur proportion dans les levés de précision au cours de la dernière décennie du 19e siècle, puis leur abandon après 1904 (graphique 11). Je pense que deux ruptures fondamentales explique cette évolution. Tout d’abord, la mise en service de l’alidade holométrique en 1891 permit d’exécuter les levés par intersection avec une plus grande précision, augmentant la distance des visées d’intersection pouvant être considérée comme suffisamment précise pour la méthode régulière. Ainsi, 41,7 % de la surface couverte par les levés de précision était levée par la méthode expédiée avant 1891 (128 coupures sur 307), et seulement 10,7 % après 1891 (108 coupures sur 1 012). Ensuite, l’adoption des levés de précision comme base de la nouvelle carte de France, en ajoutant le prestige scientifique aux seuls besoins militaires, nécessita une précision supérieure des levés. Entre 1891 et 1897, 18,3 % de la surface couverte était encore levée par la méthode expédiée (65 coupures sur 355), 20 % entre 1898 et 1904 (43 coupures sur 215), puis la méthode expédiée cessa d’être mentionnée sur les minutes de mon corpus après 1904973.

Graphique 11 : Evolution des surfaces couvertes par les levés expédiés ou réguliers du SGA dans les Alpes du nord, entre 1875 et 1935.
Graphique 11 : Evolution des surfaces couvertes par les levés expédiés ou réguliers du SGA dans les Alpes du nord, entre 1875 et 1935.

Les cartes suivantes illustrent la répartition spatiale des deux méthodes de levés (cartes 15a et 15b). Contrairement à leur répartition temporelle, celle-ci ne permet pas d’émettre de nouvelles hypothèses sur la généralisation progressive des levés réguliers : quelle que soit la période, les levés expédiés concernaient aussi bien des régions d’accès facile (pré-alpes genevois, massifs du Borne et des Bauges) que difficile (massif de la Vanoise), dans lesquelles des levés réguliers étaient également exécutés.

Si la difficulté du terrain ne justifiait pas systématiquement l’emploi de la méthode expédiée, l’hypothèse la plus vraisemblable reste son utilisation par les opérateurs les moins expérimentés, le SGA se trouvant souvent obligé d’employer des topographes plus ou moins novices détachés d’autres armes. Pour les levés concernant mon corpus, sur les cent cinq opérateurs différents qui effectuèrent des levés de précision entre 1879 et 1904, quarante-neuf employèrent à un moment ou à un autre la méthode expédiée (46,7 %) et soixante-dix sept la méthode régulière (73,3 %). J’ai dressé deux graphiques représentant la surface levée et la période de travail avec les deux méthodes (graphique 12) : chaque point représente un individu ou un groupe d’individus et permet de comparer la variable étudiée pour les deux méthodes. Bien que la corrélation ne soit pas très nette, il ressort des graphiques que dans la plupart des cas les opérateurs employaient la méthode régulière plus longtemps et sur des surfaces plus importantes que la méthode expédiée.

Graphique 12 : Utilisation des méthodes expédiée et régulière par les opérateurs du SGA dans les Alpes du nord entre 1879 et 1904.
Graphique 12 : Utilisation des méthodes expédiée et régulière par les opérateurs du SGA dans les Alpes du nord entre 1879 et 1904.
Carte 15a : Répartition des méthodes utilisées pour les levés de plans directeurs, entre 1875 et 1897*.
Carte 15a : Répartition des méthodes utilisées pour les levés de plans directeurs, entre 1875 et 1897*.

* Le pourcentage entre parenthèse indique la proportion du nombre total de coupures utilisant cette méthode pour la période considérée.

Carte 15b : Répartition des méthodes utilisées pour les levés de plans directeurs, après 1898*.
Carte 15b : Répartition des méthodes utilisées pour les levés de plans directeurs, après 1898*.

* Le pourcentage entre parenthèse indique la proportion du nombre total de coupures utilisant cette méthode pour la période considérée.

Notes
972.

La proportion est peut-être même plus importante, puisque les sources ne sont pas totalement fiables : certaines minutes ont pu être dressées avec la méthode expédiée sans pour autant qu’elle ne soit mentionnée sur le document.

973.

Il semble que des levés expédiés aient encore été exécutés dans les Alpes entre 1904 et 1910, mais les sources qui l’affirment ne donnent pas suffisamment de précision sur la localisation de ces levés pour que j’ai pu répercuter l’information dans ma base de données. Peut-être même s’agit-il en fait de minutes concernant des régions extérieures à la zone couverte par mon corpus. Rapp. SGA 1926-27, p. 22.