2.2.2.3. L’emploi « honteux » de la méthode expédiée et des procédés perspectifs.

Malgré une présentation souvent détaillée des difficultés des opérations dans les Alpes, les rapports officiels du SGA ne signalèrent jamais explicitement l’emploi de la méthode expédiée avant qu’il soit définitivement abandonné. Ainsi, cette méthode ne fut mentionnée pour la première fois qu’en 1926 : pour justifier la longueur de la révision des levés antérieurs à 1910, le SGA signalait qu’« une notable partie de ces plans avait été dressée […] d’après une méthode expédiée »974. Auparavant, quelques références implicites et péjoratives y avaient été faites, mais toujours pour sous-entendre que les brigades topographiques des Alpes ne recouraient jamais à cette simplification justifiée par les difficultés des régions à parcourir. Je trouve remarquablement révélateur cet extrait du rapport d’activité du SGA de 1903, publié alors même que des levés expédiés étaient encore exécutés dans les Alpes :

‘« Les levés en Savoie (Haute-Tarentaise, Haute-Maurienne, massif du Mont Jouvet) […] ont compris la plupart des neiges et glaciers des deux versants de ces hautes vallées, […] ont nécessité pour cela l’emploi de guides militaires fournis par les troupes alpines et ont mis le personnel topographique à une rude épreuve qui n’a été au-dessus ni de son endurance ni de son habileté technique. Avec une grande hardiesse, les topographes, aussi bien les temporaires que les professionnels, ont transporté jusque sur les glaciers et leurs névés les procédés ordinaires des levés de précision de montagne au 20.000e, recourant à la corde de l’alpiniste pour assurer leur sécurité et préférant, il faut bien le dire, ces parcours pénibles, voire périlleux, qui leur faisaient visiter sur place en détail les surfaces à lever, aux procédés moins souples et moins sûrement fructueux du levé par intersections à fortes distances, soit sous sa forme directe, soit surtout sous celle du recours à des vues perspectives. »975

La dernière remarque soulève la question de l’utilisation de méthodes de levé non instrumentales à partir de croquis perspectifs dessinés sur le terrain, comme celles employées pour la carte d’état-major dans les régions de haute montagne. Les rapports du SGA signalèrent seulement l’emploi de procédés d’intersection dans de rares régions jugées inaccessibles ou trop dangereuses à parcourir, représentant une partie minoritaire des surfaces levées chaque année. Malheureusement, les autres sources disponibles ne permettent pas d’étudier l’utilisation de ces méthodes comme je viens de le faire pour la méthode expédiée. Toutefois, entre les intersections à longue distance et les croquis perspectifs, une proportion non négligeable des surfaces levées en haute montagne était susceptible d’être représentée par des courbes non pas filées, mais interpolées avec un plus ou moins grand nombre de points, leur donnant un « caractère plus figuratif que géométrique »976. Il semble toutefois que les simples vues et croquis perspectifs aient été très peu employés, en particulier après 1897 : le retard de la triangulation, l’échelle supérieure adoptée et la méthode des levés de précision elle-même demandaient trop de détails aux levés topographiques pour que de tels croquis puissent être utilisés autrement que de façon très ponctuelle sur des zones extrêmement limitées.

Quant au silence du SGA sur l’emploi de ces diverses méthodes peu ou pas topométriques, je l’interprète avant tout comme un signe de l’ambiguïté de sa position par rapport aux levés alpins. Jusqu’à l’adoption des levés de précision comme base de la nouvelle carte de France en 1897, l’utilisation strictement militaire des plans directeurs limitait l’intérêt de la représentation de régions encore peu parcourues par les troupes. Mais à partir de l’extrême fin du 19e siècle, de multiples raisons déjà exposées provoquèrent un intérêt nouveau de la part des militaires pour la haute montagne : développement des troupes alpines, prestige scientifique nécessaire à la carte de France, concurrence des topographes-alpinistes. Pourtant, le SGA n’exprima pas immédiatement ce nouvel intérêt pour les Alpes, qu’il ne reconnut d’ailleurs jamais complètement. Jusqu’à la première guerre mondiale, les levés alpins restèrent uniquement inscrits dans l’optique pragmatique de rattachement des plans directeurs existants977. Le rapprochement avec la Commission de topographie du CAF, la prise en compte de la spécificité des levés alpins par une organisation spéciale des brigades topographiques, l’intérêt particulier démontré par les longues descriptions des opérations alpines dans les rapports d’activité – en partie justifiées, il est vrai, par les conditions exceptionnelles de leur réalisation – ne se traduisirent qu’à partir des années vingt dans une volonté explicite de représenter les régions montagneuses avec le maximum de détails.

Notes
974.

Ibid., p. 22.

975.

Rapp. SGA 1903, p. 13.

976.

ALINHAC Georges. Histoire de la cartographie des montagnes. Op. cit., p. 5.

977.

Voir supra, partie 3, chapitre 2.2.1.3.