Conclusion

En structurant l’activité des topographes-alpinistes autour d’un programme et d’une méthode quasi-professionnels, la Commission de topographie du Club alpin français constituait une concurrence sérieuse pour le Service géographique de l’armée dans la représentation cartographique des régions de haute montagne. Si les rapports entre les deux organismes furent dominés par des relations mondaines et institutionnelles favorisées par l’implication personnelle de certains militaires, dont le colonel Bourgeois, futur directeur du SGA, dans la Commission, elles furent également marquées par une opposition structurelle fondamentale qui procédait de la dimension symbolique et politique de l’acte cartographique. Malgré la proximité idéologique des officiers dirigeants du SGA et des membres de la Commission, l’activité de ces derniers représentaient une véritable attaque contre l’unicité de la cartographie du territoire. Exemple unique – à ma connaissance – dans l’histoire de la cartographie moderne d’une représentation alternative systématique et organisée d’une partie du territoire nationale, l’œuvre des topographes-alpinistes représentait d’autant plus une concurrence pour le SGA que l’intérêt des militaires pour les hautes régions avait connu un développement considérable depuis la fin du 19e siècle avec l’essor de la guerre de montagne.

Le rapprochement des besoins cartographiques militaires et alpinistes fut exacerbé par l’entreprise de la nouvelle carte de France au 1 : 50 000, dans laquelle le prestige scientifique devenait le moteur de l’ambition d’une représentation objective et donc unique du territoire français par le service officiel. La concurrence incarnée par les topographes-alpinistes favorisa un véritable surinvestissement du SGA dans les Alpes, très nettement privilégiées dans la répartition des opérations topographiques au cours des années précédant la première guerre mondiale. Cet effort quantitatif se doubla d’un effort qualitatif motivé par l’ambition scientifique détournée de la nouvelle carte. Ainsi, alors qu’elle était présentée comme formalisée depuis les années 1880, la méthode des levés de précision fut définitivement fixée pendant une longue période de généralisation des levés réguliers, qui nécessita la révision systématique de la planimétrie et du relief des levés plus anciens. Le nouvel intérêt des militaires pour les Alpes se traduisit également par une organisation originale des levés, qui favorisa la spécialisation involontaire dans la topographie de haute montagne d’un petit groupe d’officiers et de sous-officiers systématiquement réincorporés dans les même brigades alpines.

A la fin des années vingt, le surinvestissement du SGA dans les Alpes montra sa motivation première quand, après deux décennies d’exploitation des données géodésiques et des connaissances toponymiques des topographes-alpinistes, l’accroissement de la publication des feuilles alpines de la carte de France accentua le déclin de l’activité cartographique des alpinistes. Véritablement vampirisés par le service officiel, les topographes-alpinistes devinrent de simples experts en nomenclature alpine au service du SGA, en même temps que ce dernier développait la production de cartes spécialement dressées pour répondre aux besoins des alpinistes. Comme pour l’évolution institutionnelle du SGA1002, la première guerre mondiale se révéla moins une rupture que le catalyseur de changements amorcés autour de 1910. En permettant une certaine mécanisation de la représentation cartographique au SGA, le développement des méthodes de levés photographiques marqua l’entrée de la topographie dans l’ère industrielle, une orientation que les topographes-alpinistes, malgré leur prétention d’avoir inspiré au service officiel l’utilisation de la photographie, se trouvaient incapables de suivre, fautes de moyens financiers et techniques.

Notes
1002.

Voir supra, partie 2, chapitre 3.4.