D’un point de vue théorique, l’accueil réservé par les (presque) contemporains à la méthode Laussedat concentra le débat autour du positivisme technique, en mêlant la croyance dans la marche perpétuelle du progrès technique, le culte des inventeurs et le nationalisme scientifique. Ainsi, la plupart des auteurs souligna paradoxalement à la fois le génie du colonel Laussedat, louant la capacité d’innovation des savants français, et à la fois l’évidence de son invention, située dans le cours « logique » du progrès scientifique1022. Tous les partisans de la méthode Laussedat critiquèrent sévèrement les services officiels de ne pas l’avoir adopté plus tôt, mais toujours plusieurs décennies après les premiers travaux, alors même qu’elle avait connu de nombreuses applications dans le monde et même en France. Aucun spécialiste ne s’était élevé contre son rejet dans les années 1870, et le véritable débat ne fut mené que dans les années vingt, alors que le Service géographique de l’armée commençait à généraliser son emploi dans les zones montagneuses et avait considérablement développé les applications de la photographie aérienne pendant la guerre1023.
A ce moment-là, quelques auteurs minoritaires critiquèrent avec vigueur la simplicité tant vantée de la méthode, essentiellement dans des manuels de topographie destinés à un public non spécialiste, soutenant qu’elle était en fait bien plus difficile à mettre en œuvre que les procédés classiques à la planchette déclinée. Mais derrière ces critiques méthodologiques féroces perçaient souvent des hostilités institutionnelles anciennes, comme chez le professeur d’université Henri Bouasse qui s’attaquait à l’« esprit taupin » de Laussedat1024, ce qui me fait considérer avec une certaine circonspection des arguments qui ne furent d’ailleurs que très peu repris.
La majorité des auteurs, parmi lesquels le très influent Emmanuel de Martonne dans son Traité de géographie physique (première édition en 1909)1025, adopta une position plus modérée. S’ils reconnaissaient des qualités à la méthode des perspectives photographiques, principalement pour le levé de régions difficiles grâce à la diminution du temps passé sur le terrain, ils doutèrent, dans un premier temps, de son extension future à toutes les régions, puis l’expliquèrent, dans un second temps – par exemple dans la neuvième édition du Traité de géographie physique en 1951 –, par l’apparition d’instruments permettant d’automatiser l’exploitation des clichés photographiques – principalement aériens.
Enfin, certains auteurs, plus tardifs comme Georges Perrier1026 ou plus enthousiastes comme Alphonse Berget1027, n’hésitèrent pas à voir dans cette nouvelle méthode la principale évolution de la topographie au tournant du 20e siècle. Ils interprétèrent d’ailleurs la longue opposition des topographes professionnels, « adversaires systématiques » de la méthode, par leur perception de celle-ci comme « une rivale par laquelle ils craignaient, bien à tort d’ailleurs, d’être complètement supplantés »1028.
Même si elle se manifestait effectivement par le rejet de la méthode des perspectives photographiques, la position du Service géographique de l’armée n’était cependant pas aussi caricaturale. Explicitée par le colonel Berthaut en 1898, elle reprenait l’argument classique de la précision : les opérations nécessaires sur le terrain et au bureau pour les levés photographiques comportaient un trop grand nombre d’erreurs potentielles, notamment dans les constructions graphiques complexes et délicates, pour atteindre une précision équivalente aux levés de précision réguliers, d’autant plus que les conditions de prise de vue jouaient fortement sur le figuré du détail qui ne pourrait pas égaler celui effectué par des cheminements sur le terrain. Ainsi, « l’emploi de la photographie [ne devait être regardé] que comme une aide utilisable à l’occasion, et non comme un moyen appelé à remplacer les méthodes régulières »1029. Ce fut d’ailleurs la position que maintint le SGA jusqu’aux débuts des années 19101030.
Ce paradoxe était particulièrement criant chez Alphonse Berget, par exemple dans ce passage : « il était naturel qu’on pensât […] à appliquer aux travaux de la Topographie, c’est-à-dire de la représentation du terrain, la nouvelle conquête de notre génie national. Cette application fut conçue et réalisée par un Français, au nom illustre : le Colonel du Génie Laussedat (mort en 1907). » BERGET Alphonse. Topographie : cartes, échelles, instruments, etc. Paris : Larousse, 1921, p. 283.
Voir infra, partie 4, chapitre 2.
BOUASSE Henri. Géographie mathématique. Paris : libr. Delagrave, 1919, p. 39.
MARTONNE Emmanuel (de). Traité de géographie physique. Op. cit.
PERRIER Général Georges. Les progrès de la géodésie, de la topographie et de la cartographie, 1880-1930. Le Génie Civil, novembre 1930, numéro spécial cinquantenaire, p. 134-139.
BERGET Alphonse. Topographie. Op. cit.
Ibid., p. 283.
BERTHAUT Colonel. La Carte de France. T.2. Op. cit., p. 321.
Voir infra, partie 3, chapitre 3.3.