Les deux arguments de la rapidité et de la précision des levés photographiques formèrent le socle de la justification « officielle » du choix des Vallot, rappelée systématiquement dans toutes leurs publications. Selon moi, ces arguments s’expliquaient par l’orientation scientifique de leur projet. Henri Vallot avait affirmé son ambition de concurrencer les levés de précision militaire, c’est-à-dire d’inscrire son œuvre de topographe indépendant dans une évolution vers une représentation plus géométrique du terrain. Plus généralement, les deux cousins manifestaient la croyance dans le progrès technique que partageaient tous les savants et ingénieurs de l’époque, dans laquelle l’utilisation d’une nouvelle technique s’auto-justifiait par sa seule nouveauté. Henri Vallot, en particulier, faisait preuve d’un vif désir de participer à ce progrès par la mise au point de nouvelles méthodes topographiques.
Mais l’analyse des différentes notes publiées au cours de leur longue entreprise me fait douter de la connaissance qu’Henri et Joseph Vallot avait du potentiel et des limites de la méthode des perspectives photographiques. Ainsi, après la première campagne systématique sur le terrain en 1894, ils annonçaient disposer de « 400 clichés, tous susceptibles de fournir des données absolument certaines »1044. Pourtant, après quelques années de pratique, ils reconnaissaient en 1903 qu’ils appliquaient la méthode Laussedat « en excluant toute prétention à la haute précision »1045, puis en 1907 que « la précision obtenue dans la détermination des points photographiques [pouvait] soutenir la comparaison avec celle fournie par les procédés ordinaires d’intersection graphique bien compris » – qu’ils avaient pourtant rejetés comme insuffisants en 1890 –, seulement grâce « aux précautions prises, dans l’organisation du travail, en vue de diminuer l’importance des erreurs, et d’éviter les fautes »1046.
La pratique avait ainsi conduit les Vallot à relativiser l’argument de la précision, pourtant fondamental dans la justification de leur choix. En 1913, au cours d’un exposé à la Commission de topographie sur les travaux pour sa carte au 1 : 20 000 du massif de Gavarnie et du Mont-Perdu, Franz Schrader classait d’ailleurs les instruments de détermination d’un point dans cet ordre de précision : théodolite, orographe, règle à éclimètre Goulier, et photographie1047. Henri Vallot lui-même reconnut plus tard les limites de la restitution photographique en présentant pour la première fois en 1909 la nécessité de recourir à des « opérations de complétage sur le terrain »1048, dont il n’expliqua clairement le principe et la raison qu’en 1911 : le « complétage […] est uniquement motivé par l’insuffisance préalablement constatée du procédé photographique dans certaines parties du terrain »1049. Dans l’entreprise de la carte du massif du Mont Blanc, cette insuffisance expliqua l’augmentation de la surface levée à la planchette, de cent kilomètres carrés initialement prévus, à cent trente kilomètres carrés en 1911, puis finalement cent quatre-vingts sur les cinq cent trente que devait couvrir la carte. Encore Henri Vallot justifiait-il le recours à des levés de complétage par les défauts de l’organisation des travaux provoqués par le retard pris par Joseph, malade, dans les opérations de prises de vue1050 : dans une organisation optimale, les levés photographiques auraient dû précéder les levés à la planchette qui auraient naturellement complété les premières – permettant à Henri Vallot d’éviter d’avoir à justifier l’insuffisance d’une méthode dont il aurait préféré, en enthousiaste du progrès technique, laisser l’adoption dans son écrin de fausse rationalité scientifique.
L’évolution même de l’emploi des levés photographiques par les Vallot confirme mon hypothèse de leur méconnaissance de cette méthode au moment de leur choix initial et définitif. En particulier, la longue phase de mise au point et d’adaptation1051 souligne leur ignorance des caractéristiques précises de la méthode Laussedat, relativement inadaptée à l’utilisation qu’ils souhaitaient en faire à l’origine. Concrètement, je considère qu’Henri et Joseph Vallot adoptèrent la méthode des perspectives photographiques par défaut, après avoir jugé toutes les autres méthodes insuffisantes. Sans la connaître véritablement, ils justifièrent leur choix par des arguments rationnels de rapidité et de précision qui ne s’appuyaient sur aucun essai détaillé, tout en envisageant les développements et perfectionnements qu’ils pourraient y apporter. Mais, au-delà de leur adhésion à l’idéologie du progrès technique, d’autres raisons implicites justifiaient probablement leur choix.
Ibid., p. 6.
VALLOT Henri. Troisième note. Op. cit., p. 385.
VALLOT Henri, VALLOT Joseph. Applications de la photographie. Op. cit., p. X.
PV Com. Topo. CAF. Séance du 19 novembre 1913, p. 32.
PV Com. Topo. CAF. Séance du 22 octobre 1909, p. 27.
PV Com. Topo. CAF. Séance du 27 octobre 1911, p. 28.
VALLOT Henri. Troisième note. Op. cit., p. 384.
Voir infra, partie 3, chapitre 3.2.2.