Selon moi, la décision prise par les cousins Vallot d’utiliser la photographie comme méthode d’intersection n’était pas déterminée par les seuls arguments scientifiques et techniques qu’ils présentèrent toujours dans leurs publications et qui me paraissent insuffisants pour justifier cette solution compte tenu des difficultés initiales, de la longue mise au point, et de l’adaptation nécessaire de la méthode. Je pense que plusieurs raisons moins techniques qu’idéologiques et psychologiques expliquaient ce choix rapide et définitif, notamment l’ambition intellectuelle d’originalité scientifique, dont j’ai déjà souligné l’importance chez Henri Vallot1052, et qui s’exprimait dans le désir des deux hommes de dresser une carte entièrement nouvelle par l’emploi d’une méthode elle aussi entièrement nouvelle.
Mais je pense qu’une deuxième raison justifiait également l’investissement considérable que constituait l’adaptation de la méthode Laussedat aux ambitions topographiques des cousins Vallot : la volonté de contrôle total manifestée par Henri Vallot pour assurer son autorité et son perfectionnisme exacerbé. En effet, l’emploi de levés photographiques déplaçait du terrain au bureau une grande partie des compétences nécessaires à la représentation topographique. Les opérations de terrain étaient relativement simples et rapides, en particulier par rapport aux méthodes d’intersection graphique classiques qui nécessitaient d’être exécutées entièrement sur place. Ainsi, les Vallot pouvaient accélérer les travaux dans des régions difficiles sans avoir besoin, du moins dans un premier temps, d’autres opérateurs qu’eux-mêmes. L’organisation des levés photographiques s’adaptait d’ailleurs particulièrement bien aux conditions de travail en montagne, en diminuant la charge des campagnes estivales de terrain relativement courtes (quatre mois maximum quand les conditions météorologiques le permettaient) au profit de celle des travaux de bureau qui s’étalaient potentiellement sur huit mois entiers.
Mais cette organisation avait aussi l’avantage considérable de permettre l’emploi d’opérateurs moins qualifiés, sans que la qualité des travaux n’en soit véritablement altérée. Ainsi, quand la santé de Joseph Vallot l’empêcha d’effectuer les prises de vues photographiques, Henri Vallot engagea d’autres opérateurs : les frères Jean et Louis Lecarme exécutèrent quatre-vingt-sept stations photographiques, Toutain et Cellerier un anecdotique tour d’horizon photographique en 1910, Senouque cinquante-trois stations à partir de 1911, Henri Bregeault vingt-quatre stations, et Charles Vallot cent quatre-vingt-dix stations en moyenne montagne. L’essentiel du travail résidait toujours dans l’exploitation des clichés, la restitution photographique, qui resta toujours sous l’entière et l’unique responsabilité d’Henri Vallot : il s’occupait de « tout ce qui [concernait] l’interprétation géométrique ou topographique des épreuves » et ne confiait la partie matérielle des constructions graphiques et les calculs élémentaires qui les accompagnaient, qu’à un seul dessinateur « dont le travail se [trouvait] constamment vérifié par des procédés de contrôle appropriées »1053.
La méthode des levés photographiques permettait ainsi à un seul homme de maîtriser un maximum de paramètres dans la précision et la qualité de la restitution topographique, à partir de documents rassemblant des données de terrain a priori aussi précises et objectives, quel que soit l’opérateur chargé des prises de vue. Elle s’adaptait parfaitement au perfectionnisme un peu dictatorial d’Henri Vallot, qui l’avait aussi poussé, par exemple, à exécuter personnellement une partie des calculs de la triangulation des Alpes dont il avait inspiré l’entreprise à Paul Helbronner1054. L’emprise d’Henri Vallot sur tout le travail de restitution témoignait aussi de la nature artisanale de sa méthode, qui pouvait difficilement être assurée par plusieurs personnes sans risquer de perdre en cohérence.
Voir supra, partie 2, chapitre 2.3.2.3.
VALLOT Henri. Troisième note. Op. cit., p. 385-386.
Voir supra, partie 3, chapitre 1.3.1.