3.3.2.2. Les expérimentations alpines de 1910-1914.

La focalisation sur l’opposition franco-allemande en matière scientifique et technique joua – encore une fois – un rôle fondamental dans le développement de la photogrammétrie au Service géographique de l’armée. Le stéréocomparateur et le stéréoautographe avaient tous deux été mis au point par des chercheurs germanophones. Présentés dans des expositions internationales, ils avaient connu une diffusion relativement importante en Europe. Pourtant, ce ne fut qu’assez tardivement, en 1910, que le SGA commença à s’intéresser véritablement à la restitution mécanique. Cette année-là, une mission officielle composée du colonel Vidal, chef de la section de topographie, du lieutenant-colonel Jardinet, chef du service des reproductions et tirages, et du capitaine Perrier de la section de géodésie, fut envoyée pour « étudier l’organisation et le fonctionnement du bureau central de la photogrammétrie dont [l’] attaché militaire [français] à Berlin avait signalé la création à la Landesauhnahme prussienne. [Elle] y vit fonctionner le stéréocomparateur du Dr Pulfrich et se rendit compte de la facilité et de la précision fournies par cette appareil pour la restitution des vues stéréophotogrammétriques »1091.

Dès le retour de cette mission, le SGA décida rapidement « l’achat des instruments du Dr Pulfrich et l’essai de la stéréophotogrammétrie, pendant la campagne de 1911, pour les levés au 20.000e de la région glaciaire du Pelvoux »1092. Le choix d’expérimenter la méthode dans une région montagneuse répondait à l’avis partagé par tous les spécialistes que la photogrammétrie était particulièrement adaptée aux régions accidentées. Il s’agissait aussi des seules régions françaises où les brigades du SGA recouraient aux méthodes perspectives, les procédés topographiques classiques fonctionnant de façon tout à fait satisfaisante dans les régions peu ou moyennement accidentées. Sur ces raisons méthodologique et géographique se greffaient des raisons stratégique, la focalisation sur la frontière orientale, et concurrentielle, les levés photographiques des topographes-alpinistes, qui militaient pour le choix des Alpes comme laboratoire d’expérimentation photogrammétrique pour le SGA. Ainsi, entre 1911 et 1913, l’officier d’administration du génie Coulon exécuta seul des essais de levés photographiques dans l’Oisans, puis en 1914 sur le versant ouest du massif du Mont Blanc, ces derniers levés étant interrompus par la guerre1093 : si la difficulté de parcours de ces régions justifiait en partie leur couverture par des levés photographiques, leur succès touristique et leur cartographie privilégiée par les topographes indépendants participaient probablement aussi à ce choix (carte 21).

La nouveauté et la méconnaissance de la méthode stéréotopographique expliquent le contenu très détaillé des rapports annuels du SGA au sujet des essais menés dans l’Oisans. Toutes les étapes des opérations y furent minutieusement décrites, détaillant jusqu’au système adopté pour la numérotation des plaques photographiques1094. Le texte insistait sur la difficulté des opérations de terrain, à cause du mauvais temps et du parcours délicat des zones à photographier – comme pour tous les travaux déjà effectués dans les Alpes –, mais aussi du poids de l’équipement à transporter et de la taille réduite de l’équipe : l’officier responsable des essais ne disposait en effet que d’un à deux guides, de quatre ou cinq aides topographes, et d’un ou deux mulets, selon les années.

Carte 21 : Essais de levés photographiques du SGA dans les Alpes du nord, entre 1911 et 1914.
Carte 21 : Essais de levés photographiques du SGA dans les Alpes du nord, entre 1911 et 1914.

Le processus des levés photographiques s’intégrait particulièrement bien dans la nouvelle organisation des levés de précision : l’étape de préparation qui précédait les levés proprement dits restait la même quel que soit le procédé de levé employé, et la rédaction cartographique elle-même n’était pas profondément modifiée. Seules les phases intermédiaires variaient. Les essais de levés photographiques du SGA furent menés suivant la procédure suivante :

  • prises de vue au photothéodolite (modèle Pulfrich) : à chaque base, l’opérateur déterminait la position de la station et des points de contrôle au théodolite, mesurait la base stéréoscopique par chaînage ou stadimétrie, et prenait des clichés, non seulement stéréoscopiques, mais aussi dans diverses directions pour éviter les angles morts ou servir de documentation pour la représentation du terrain. Les bases faisaient de deux à cinq cents mètres en moyenne, avec une longueur maximale de 874 mètres ;
  • opérations de laboratoire : elles étaient effectuées par l’officier dirigeant les essais lui-même ;
  • restitution : l’officier utilisait le stéréocomparateur avec les vues stéréoscopiques pour déterminer les points intéressants du terrain à représenter, et pour les placer sur la minute de restitution qui portait déjà la projection et les données géodésiques ;
  • dessin : l’officier dessinait lui-même les détails et le figuré du terrain dans les mailles du canevas des points restitués, en s’aidant des formes de l’image en relief observée au stéréocomparateur ; des dessinateurs effectuaient ensuite la réduction au 1 : 20 000 et l’assemblage des minutes pour former une coupure complète.

Les opérations de restitution se mirent lentement en place. En 1912, seulement cinq vues purent être restituées avant la campagne d’été, mais avec l’habitude, le rythme augmenta : en juillet 1912, 3 760 hectares avaient été restitués, puis 1 480 d’août à décembre ; en juillet 1913, 1 870 hectares supplémentaires avaient été restitués, puis 580 en novembre et décembre ; enfin, 3 900 hectares de janvier à juillet 1914. En tout, 11 590 hectares furent ainsi restitués pendant la durée des essais avant la guerre. Il restait alors 8 000 hectares couverts par les levés photographiques qui n’avaient pas encore pu être exploités. Toutes ces opérations furent menées avec le seul stéréocomparateur acquis par le SGA. Certains points restitués furent également déterminés par des mesures et calculs trigonométriques : la comparaison des résultat montra pour la position planimétrique une différence inappréciable d’un demi millimètre sur le papier et pour l’altitude une différence inférieure à deux mètres. Confronté au problème des zones invisibles sur les photographies (angles morts, couvert végétal, etc.), le SGA mit en place des opérations de complètement dès 1913, en libérant un officier d’administration de la brigade des Alpes pour effectuer les levés à la planchette des zones non restituées, qui représentaient environ mille hectares en 19131095.

Notes
1091.

Rapp. SGA 1911, p. 40.

1092.

Ibid..

1093.

Menés dans les environs des Contamines et de Saint-Gervais, ces levés furent interrompus en juillet 1914 alors que seules trois stations sur les trente prévues avaient pu être effectuées. Les opérations ne furent finalement jamais reprises dans leur objectif initial d’expérimentation méthodologique : la région de Saint-Gervais ne fut couverte par des levés photogrammétriques terrestres que tardivement à la fin des années trente, en complément de levés aériens.

1094.

Rapp. SGA 1911, p. 40-44.

1095.

Rapp. SGA 1913, p. 54.