3.3.2.3. Un brusque revirement lié à l’affirmation d’une orientation « industrielle ».

Le changement de la position du SGA par rapport aux levés photographiques fut particulièrement rapide. Alors que jusqu’en 1910, il était régulièrement rappelé que la photogrammétrie était trop complexe à mettre en œuvre pour le levé de zones inaccessibles dont la représentation par les méthodes d’intersection offrait un niveau de détail suffisant, le discours tenu en 1912 après les premières expérimentations de 1911 était radicalement différent et particulièrement positif :

‘« L’essai de photogrammétrie de 1911 a permis de constater qu’on peut obtenir par ce procédé, même aux grandes échelles, des résultats très précis, et en tout cas très supérieurs à ceux que fourniraient des opérations régulières en pays presque inaccessible où l’on serait forcé de représenter le terrain à distance sans le bien voir et sans posséder un canevas suffisant.’ ‘L’utilité et même la nécessité [c’est moi qui souligne le terme] du levé par la photographie des régions supérieures des hautes montagnes semble donc démontrée. »1096

Malgré la présentation qu’en fit plus ou moins explicitement le SGA, je considère que ce brusque revirement ne peut s’expliquer par la seule « découverte » du stéréocomparateur. L’instrument existait depuis presque dix ans et son principe était bien connu des topographes européens : son expérimentation tardive par le SGA était moins la cause de ce changement soudain qu’une de ses conséquences. D’ailleurs, cet enthousiasme subit pour la photogrammétrie ne se limitait pas aux seuls procédés de restitution instrumentale. Le SGA envisageait d’effectuer des levés photographiques de reconnaissance à petite échelle, avec des appareils ordinaires plus légers et plus portatifs que le photothéodolite et avec une restitution graphique, alors même qu’il soulignait auparavant la complexité de cette méthode. La restitution instrumentale n’était privilégiée que « pour les levés au 20.000e en haute montagne, [pour lesquels] il y [avait] intérêt à employer les instruments spéciaux du Dr Pulfrich, photothéodolite et stéréocomparateur, qui [rendaient] la restitution plus facile et plus précise »1097.

Les procédés photogrammétriques adoptés par le SGA étaient très différents de ceux formalisés par Henri Vallot pour les topographes-alpinistes. Pourtant, tout en rappelant que le SGA s’était rallié à la photogrammétrie « grâce à une méthode nouvellement importée de l’étranger », le Club alpin français, à travers son organe officiel La Montagne, avouait vouloir « croire […] que la campagne menée depuis vingt ans par Henri Vallot en faveur de l’emploi des procédés photogrammétriques en haute montagne et ses exemples de levés dans le massif du Mont Blanc, [avaient] enfin porté leurs fruits »1098. Cette interprétation dictée par la fierté associative ne m’apparaît pas plus convaincante que la « révélation du stéréocomparateur », en particulier parce qu’elle sous-estimait l’opposition radicale entre la position d’Henri Vallot, qui refusait catégoriquement l’emploi de tout instrument de restitution, et celle du SGA, qui avait toujours jugé la méthode graphique trop laborieuse à mettre en œuvre.

A mon avis, si l’activité des topographes-alpinistes eut une influence sur l’adoption des levés photographiques par le SGA, ce ne fut qu’indirectement, au travers d’un antagonisme structurel dont nous avons déjà vu les modalités d’expression. S’il se manifestait principalement dans l’opposition entre les cartographies officiel et indépendante, accentuée par la nature symbolique de l’acte cartographique, il était également alimenté par les oppositions entre topographes professionnels et amateurs, et entre productions nationale et locale. Selon moi, ces oppositions favorisèrent l’affirmation des problématiques industrielles qui se développaient au SGA depuis l’instrumentation des levés de précision1099, en particulier dans les Alpes par réaction à la production des topographes-alpinistes. Ainsi, s’il reconnaissait que même avec le stéréocomparateur, le travail de dessin restait long et délicat, en particulier quand la restitution portait sur des régions rocheuses inaccessibles1100, le SGA voyait dans cet appareil une réponse instrumentale aux problèmes de complexité de la méthode Laussedat qui s’accordait à ses exigences de rendement pour des levés « exécutés en quelque sorte industriellement »1101.

Toutefois, si la question du rendement était bien fondamentale pour le SGA – en particulier à un moment où sa situation budgétaire était critique –, cette perception d’un travail presque industriel – plus fantasmé que réel – doit être sérieusement relativisée. L’hétérogénéité des levés exécutés, l’apparition de topographes spécialisés dans les régions montagneuses, les faibles crédits limitant les surfaces levées, témoignaient au contraire d’une pratique encore essentiellement artisanale des levés topographiques, même avec l’instrumentalisation des méthodes instaurée par Goulier et confirmée par le recours au stéréocomparateur pour les essais de levés photographiques. Ces premières expérimentations s’inscrivaient d’ailleurs entièrement dans une telle pratique artisanale : le rôle fondamental joué par les quelques topographes alpins du SGA dans le développement de cette méthode1102 montrait l’importance prépondérante de l’expérience du terrain sur les procédés mis en œuvre, c’est-à-dire de la compétence artisanale sur l’organisation industrielle.

Notes
1096.

Rapp. SGA 1911, p. 44.

1097.

Ibid..

1098.

La stéréophotogrammétrie dans le Massif des Ecrins. La Montagne, juin 1914, X, 6, p. 354-355.

1099.

Voir supra, partie 2, chapitre 4.3.2.

1100.

Rapp. SGA 1912, p. 52.

1101.

Rapp. SGA 1903, p. 14.

1102.

Voir supra, partie 3, chapitre 2.2.3.