Conclusion

A peine une décennie après la première présentation de la photographie à l’Académie des sciences de Paris, le colonel du génie Laussedat avait expérimenté ses premières applications à la mesure d’objets distants grâce aux lois de la perspective, créant une discipline qu’il appela métrophotographie. Lentement formalisée au cours de la deuxième moitié du 19e siècle, sa méthode fut notamment appliquée aux levés topographiques au cours de quelques essais menés par le capitaine Javary au sein du Dépôt des fortifications durant les années 1860. Mais la Brigade d’études photographiques fut dissoute au lendemain de la guerre de 1870 et les levés photographiques cessèrent d’être expérimentés par le service cartographique français jusqu’en 1910, alors qu’ils connaissaient un développement parfois important dans des pays comme le Canada, la Russie, l’Allemagne, la Suisse ou l’Italie.

De l’avis de tous les spécialistes – Laussedat compris –, la méthode des perspectives photographiques était particulièrement adaptée aux levés de reconnaissance, pour lesquels la rapidité d’exécution des opérations de terrain était primordiale, ou aux levés détaillés de régions inaccessibles, pour lesquels elle était supposée aussi précise que les méthodes d’intersection classiques. En particulier, les régions de haute montagne, avec leurs points de vue élevés et leurs plans bien détachés, offraient des conditions optimales pour la réalisation de clichés facilement exploitables. Quand Henri et Joseph Vallot décidèrent au début des années 1890 de lever une carte du massif du Mont Blanc en utilisant la méthode de Laussedat, ils justifièrent leur choix par ces deux qualités de rapidité et de précision, mais j’ai montré qu’aucun des deux cousins ne connaissaient pas véritablement la méthode au moment de cette décision. Leur adoption des levés photographiques avait surtout été un choix pragmatique et par défaut de la technique la moins inadaptée à leur ambition de rapidité, de praticabilité en haute montagne et de précision. Ce choix était favorisé par des déterminants moins rationnels mais plus cruciaux, comme l’ambition intellectuelle de réaliser une carte originale jusque dans les méthodes employées, une culture technique dominée par la foi dans le progrès et le désir de participer à celui-ci, ainsi que la volonté maladive d’Henri Vallot de contrôler l’ensemble des travaux tout en permettant un levé rapide. Leur méconnaissance de la méthode Laussedat se traduisit par une longue phase de mise au point et d’adaptation à leurs besoins particuliers ; l’importante simplification graphique opérée par Henri Vallot formalisa une méthode originale baptisée méthode Laussedat-Vallot. Exposée en 1907 dans un manuel sur les Applications de la photographie aux levés topographiques en haute montagne 1112, elle se présentait en deux déclinaisons, la première plus exigeante utilisant le phototachéomètre mis au point par les Vallot, la deuxième plus simple destinée aux topographes-alpinistes de la Commission de topographie du Club alpin français, qui furent dans les faits les seuls utilisateurs de cette méthode.

Dans la première décennie du 20e siècle, en même temps que se développait l’emploi de la méthode Laussedat-Vallot, plusieurs instruments de restitution mécanisée des clichés photographiques furent mis au point pour limiter les calculs et les constructions graphiques complexes nécessaires à l’exploitation des photographies. Tous reposaient sur l’utilisation de clichés stéréoscopiques, formant une discipline qui fut appelée stéréotopographie, et leur emploi fut rapidement généralisé. Selon la version officielle, le SGA se décida à recommencer les expérimentations de levés photographiques après que plusieurs officiers aient vu fonctionner le stéréocomparateur du docteur Pulfrich à Berlin en 1910, mais j’ai montré que cette décision s’insérait plus probablement dans la double dynamique d’un début d’industrialisation des opérations de levé déjà envisagé dans les levés de précision1113 et d’une réponse à la concurrence gênante des topographes-alpinistes qui avaient déjà adopté les levés photographiques. Les premiers essais portèrent d’ailleurs sur des zones limitées des massifs touristiques des Ecrins et du Mont Blanc, entre 1911 et 1914. Après la rupture profonde que marqua la première guerre mondiale, notamment par l’essor de la photographie aérienne, et l’affirmation de l’orientation industrielle, la stéréotopographie terrestre connut un développement important dans les années vingt et trente. Elle resta cependant une technique complémentaire pour le SGA, limitée par son emploi efficace dans les seules régions montagneuses et le caractère encore très artisanal de son application, qui nécessitait moins des compétences techniques que des connaissances précises du terrain représenté. Offrant les premières possibilités d’automatisation et de division du travail, cette méthode constitua véritablement une technique de transition entre les levés de précision classiques et les levés aériens qui se généralisèrent dans les années trente1114.

Parallèlement, le tracé automatique des courbes de niveau et la nouvelle orientation industrielle participèrent à une certaine formalisation des modes de représentation du relief, qui aboutit à la fin des années vingt à la généralisation d’un système plus géométrique et moins figuratif encore majoritairement utilisé aujourd’hui.

Notes
1112.

VALLOT Joseph, VALLOT Henri. Applications de la photographie. Op. cit.

1113.

Voir supra, partie 2, chapitre 4.3.

1114.

Voir infra, partie 4, chapitre 2.