4.2.2.2. Généralisation rapide et fausse naturalité.

Le graphique suivant illustre la proportion de feuilles de mon corpus basées sur le modèle suisse, c’est-à-dire les courbes de niveau, le rocher à l’effet et cette trilogie de couleurs devenue classique : noir pour le rocher, bleu pour le glacier, bistre pour les courbes (graphique 15). Il montre comment ce modèle fut adopté au début du 20e siècle par les topographes-alpinistes, puis par le SGA avec les premières publications des nouvelles cartes de France au 1 : 50 000 et au 1 : 20 000. Sa généralisation rapide et durable apparaît clairement. Elle est d’autant plus remarquable que dans les feuilles n’employant pas le modèle suisse se trouvent, à côté des éditions révisées de la carte d’état-major et des plans directeurs monochromes, des exemples d’une représentation du relief relativement proche, dans laquelle seul un élément diffère du modèle suisse, comme par exemple le rocher à l’effet dessiné en bistre et non en noir.

Graphique 15 : Evolution de l’utilisation du modèle suisse dans les cartes topographiques françaises, entre 1870 et 1980*.
Graphique 15 : Evolution de l’utilisation du modèle suisse dans les cartes topographiques françaises, entre 1870 et 1980*.

* Modèle suisse : courbes de niveau en bistre, rocher à l’effet en noir, glacier en bleu.

Je trouve dans la séance du 8 mars 1912 de la Commission de topographie du CAF, durant laquelle ses membres critiquèrent la première feuille alpine de la nouvelle carte de France au 1 : 50 000 type 1900, une illustration particulièrement révélatrice de l’adoption générale du modèle suisse de la représentation du relief. Alors que toute la séance était très clairement consacrée à la démonstration de l’inadaptation des cartes officielles aux besoins spécifiques des alpinistes – pour justifier l’entreprise cartographique de la Commission –, les membres ne menèrent qu’une critique interne des différents éléments de ce système de représentation, sans jamais remettre en cause ni questionner un système qu’ils avaient eux-mêmes adoptés. Ils critiquèrent ainsi l’expressivité des courbes de niveau, l’utilisation des couleurs plus que leur choix, ou encore la qualité de la représentation à l’effet du rocher. Surtout, leur insistance sur les emplois « irrationnels » de tel ou tel élément prouvait que ce système de représentation s’était déjà imposé comme « naturel » et « rationnel » dans les milieux les plus compétents en topographie. D’ailleurs, l’absence complète de remarque sur le processus de normalisation de la représentation du relief en cours, ne serait-ce que pour souligner, par exemple, l’adoption par le SGA du modèle de représentation défendu par les topographes-alpinistes – ce qui aurait bien été dans l’état d’esprit de ces derniers –, démontre à quel point la naturalisation de ce modèle était avancée. L’évolution cartographique témoigne de la façon dont il s’imposa rapidement pour tous les utilisateurs de cartes topographiques – jusqu’à devenir une évidence pour les utilisateurs actuels.

Cependant, sa généralisation rapide et son utilisation encore majoritaire de nos jours ne doivent pas voiler le changement fondamental qu’il représentait à la fin du 19e siècle. Je pense qu’il faut critiquer l’apparente « naturalité » d’un modèle qui s’est imposé comme une convention dans la cartographie topographique. Dans ses travaux, Denis Wood a souligné que la perception des signes cartographiques est trop souvent qualifiée de naturelle à cause d’une analogie apparente entre les signes et la réalité géographique qu’ils représentent, alors même que leur évidence provient généralement d’un processus de naturalisation culturelle1161. Je ne considère donc pas que l’adoption du modèle suisse relève d’une représentation plus « naturelle ». A mon avis, le choix des couleurs (bistre pour le terrain meuble, c’est-à-dire la terre, bleu pour le glacier, noir pour le rocher) correspondait plus à une convention figurative ancienne, que l’on trouve déjà sur les premières gravures des régions montagneuses1162, qu’à l’expérience directe du terrain : les glaciers ne sont pas plus systématiquement bleus que le rocher n’est noir ou le terrain meuble marron (il est d’ailleurs plus souvent couvert de végétation, donc vert) – la carte du massif du Mont Blanc de Viollet-le-Duc montre d’ailleurs que le glacier peut être représenté avec expressivité dans une teinte grisée. Les courbes de niveau n’étaient pas non plus une façon « naturelle » de représenter le terrain pour les contemporains : j’ai déjà montré comment leur adoption avait considérablement modifié les habitudes de lecture de la carte1163. Enfin, le rocher à l’effet constituait selon moi un véritable paradoxe : afin de donner une représentation plus expressive et naturelle de zones impossibles à représenter en courbes de niveau (elles seraient collées les unes aux autres compte tenu de la pente), le rocher était dessiné en projection horizontale, c’est-à-dire dans l’axe de vue de la carte, mais sa forme de croquis perspectif pouvait le faire percevoir comme une représentation depuis le point de vue horizontal du topographe et de l’utilisateur de la carte sur le terrain1164.

J’interprète donc cette généralisation extrêmement rapide du « modèle suisse », non pas comme la preuve de sa « naturalité », mais au contraire comme la manifestation d’une volonté de normalisation de la représentation topographique qui s’inscrivait dans la nouvelle et double orientation scientifique et industrielle de la cartographie. Ainsi, dès les années vingt, l’immense majorité des cartes topographiques utilisait les mêmes bases de représentation, modulées par une série d’éléments complémentaires, comme des couleurs supplémentaires, l’éventuel emploi d’un estompage, des variations dans l’équidistance des courbes – souvent corrélée à l’échelle –, au point qu’elles devinrent peu à peu naturelles pour les utilisateurs.

Notes
1161.

WOOD Denis. Cultured symbols. Thoughts on the cultural contexts of cartographic symbols. Cartographica, 1984, 21/4, p. 7-37.

1162.

Voir supra, partie 2, chapitre 1.1.2.

1163.

Voir supra, partie 2, chapitre 4.3.3.3.

1164.

Voir infra, partie 3, chapitre 4.3.