4.2.3. Héritage figuratif et approche scientifique dans la représentation à l’effet du rocher.

4.2.3.1. La technique du rocher à l’effet, entre interprétation scientifique et représentation artistique.

Nous avons vu que la formalisation de méthodes instrumentales de levés du terrain, l’adoption des courbes de niveau et l’insistance sur l’étude topologique du terrain avant sa représentation topographique, participaient à une volonté de privilégier l’interprétation scientifique du terrain à son interprétation artistique, pour en donner une représentation « exacte » assurée par des mesures et des théories scientifiques jugées indiscutables1166. Pour autant, l’approche figurative n’était pas entièrement rejetée, essentiellement parce que les courbes de niveau se révélaient incapables de représenter de façon satisfaisante les masses rocheuses fortement déclives : au-delà d’une certaine pente, dont l’angle exact dépendait de l’échelle et de l’équidistance des courbes, il devenait extrêmement difficile de tracer des courbes de niveau suffisamment fines pour qu’elles ne se touchent pas, rendant alors impossible toute mesure ou même représentation du relief. Les masses rocheuses étaient donc soit représentées par un signe conventionnel, soit dessinées à l’effet, c’est-à-dire sous la forme d’un croquis perspectif en projection horizontale tentant de rendre la structure particulière de la masse représentée.

Les topographes attachés à l’expressivité de la représentation cartographique voyaient dans cette limite un défaut majeur des courbes de niveau, notamment par rapport aux hachures normalisées de la carte d’état-major. En proposant un mode de représentation du relief unifié, hachures normalisées pour les pentes douces et hachures figuratives pour le rocher1167, celle-ci rendait selon eux de façon plus cohérente la progressivité et la différence entre les pentes : plus une zone était sombre, plus la pente était importante . Le mélange de courbes de niveau avec un rocher à l’effet en ton souvent trop clair, pouvait au contraire donner des impressions fausses sur les différences de pente et allait à l’encontre de la cohérence du système de représentation.

Pourtant, le dessin du rocher à l’effet avait un rôle fondamental qui dépassait la seule difficulté de représenter les pentes fortes, toujours rocheuses, en courbes de niveau. Il permettait de mettre en valeur des zones rendues peu visibles par la projection horizontale adoptée par le dessin cartographique. En effet, les zones rocheuses étant souvent proches de la verticale, elles prenaient une grande place dans la vision perspective de l’observateur sur le terrain, facilitant la perception de leur forme originale ; mais une fois projetée sur le plan, elles se retrouvaient particulièrement rétrécies, souvent proches d’une simple ligne. Selon Franz Schrader, « l’importance du rocher représenté topographiquement [était] inversement proportionnelle à son importance dans le paysage perspectif »1168, d’où l’attention particulière accordée par les topographes-alpinistes à la qualité de sa représentation à l’effet, qui devait permettre de rendre le mieux possible les spécificités de chaque masse rocheuse dans une surface très limitée du plan par rapport à son importance perçue sur le terrain.

Le dessin du rocher n’échappait pas complètement à l’influence de l’interprétation scientifique du terrain. Franz Schrader lui-même insistait sur le fait que « pour représenter correctement la topographie des formes rocheuses, telles que l’œil ne les [voyait] jamais, il [fallait] d’abord les comprendre, c’est-à-dire, avant tout, les analyser »1169 ; et il consacrait ainsi une grande partie de son Essai sur la représentation topographique du rocher, commandé par la Commission de topographie du CAF, aux théories scientifiques de l’érosion et à leur traduction graphique. Mais tous les topographes insistaient sur le sens artistique nécessaire à une « bonne » représentation à l’effet du rocher, et les spécialistes reconnus dans ce domaine appartenaient aux topographes les moins influencés par l’interprétation scientifique : Franz Schrader, bien sûr, mais avant lui les topographes suisses qui développèrent une représentation particulièrement expressive du rocher sans référence aux théories géomorphologiques systématisées plus tardivement par Davies. En tant qu’interprétation plus artistique que scientifique du terrain, le dessin à l’effet du rocher s’inscrivait donc plutôt dans l’approche figurative de la cartographie. Sous l’influence des topographes-alpinistes, le SGA instaura peu à peu des règles pour la représentation du rocher qui montraient clairement qu’elle se situait à la limite de la formalisation scientifique mise en place dans les levés de précision.

Notes
1166.

Voir supra, partie 2, chapitre 4.3.

1167.

Le rocher était conçu comme un signe conventionnel : il était représenté en hachures figuratives, sans souci de reproduire les caractéristiques réelles de la masse rocheuse représentée.

1168.

SCHRADER Franz. Essai sur la représentation topographique du rocher. Op. cit., p. 5.

1169.

Ibid., p. 7.