Conclusion

La fin du 19e siècle avait été marquée par l’essor d’une conception utilitariste de la cartographie et l’affirmation d’une représentation entièrement géométrique du relief, basée sur la mesure instrumentale du terrain et sa figuration en courbes de niveau. Au cours des trois premières décennies du 20e siècle, ces problématiques s’incarnèrent pour la région alpine dans une cohabitation originale entre les topographes militaires « professionnels » du SGA et les topographes-alpinistes « amateurs » fédérés au sein de la Commission de topographie du Club alpin français. Dominée par l’ambition scientifique d’Henri Vallot, cette dernière catalysa un véritable prosélytisme technique qui permit une certaine professionnalisation des travaux des topographes-alpinistes. Même si la plupart de ces travaux consistait en la couverture simple et pragmatique de régions qui n’étaient pas encore représentées par des cartes topographiques détaillées, certaines œuvres (parfois trop) ambitieuses et le statut autoproclamé d’experts en cartographie alpine des membres de la Commission placèrent celle-ci en concurrence directe avec le Service géographique de l’armée. A la fois limitée par les relations personnelles entre des membres influents de la Commission et des officiers dirigeants du SGA, et aiguisée par la dimension symbolique de l’acte cartographique dans le contrôle politique du territoire, cette concurrence instaurait une véritable opposition structurelle entre les deux organismes, qui participa à un surinvestissement du SGA dans les Alpes, pourtant déjà privilégiées dans la couverture cartographique officielle par leur situation frontalière et l’émergence de la guerre de montagne. En définitive, le SGA appliqua une stratégie de vampirisation des travaux des topographes-alpinistes, dont l’activité de terrain déclina à la fin des années vingt en même temps que l’influence de l’excursionnisme cultivé, et de prise en compte systématique des besoins des alpinistes pour empêcher toute résurgence d’une cartographie indépendante organisée qui avait remis en cause l’unicité de la représentation du territoire.

La cohabitation originale entre le SGA et les topographes-alpinistes se retrouve à tous les niveaux de l’activité cartographique. Au niveau technique, le développement des méthodes de levés photographiques illustre parfaitement les différences entre ces deux pratiques de la topographie. Les topographes-alpinistes les adoptèrent rapidement sous l’influence d’Henri Vallot, qui formalisa une méthode graphique simple adaptée aux spécificités de leur pratique essentiellement artisanale, car reposant sur les compétences individuelles des opérateurs. Par contre, ces méthodes ne furent expérimentés, puis utilisés régulièrement au SGA qu’à partir de la mise au point d’instruments qui permettaient la restitution mécanisée des clichés photographiques, limitant ainsi la connaissance du terrain nécessaire à cette opération au profit des compétences techniques. En offrant les premières possibilités de division et de mécanisation du travail, le développement des levés photographiques au SGA marquaient la transition technique vers une pré-industrialisation des procédés cartographiques. Comme nous le verrons plus loin, l’essor des levés aériens, en grande partie basés sur les principes des levés photographiques terrestres, s’inscrivit dans cette même orientation industrielle, et participa au déclin de l’activité des topographes-alpinistes qui ne disposait pas des moyens matériels et financiers pour suivre cette nouvelle évolution technique1206.

Au niveau cartographique, les rapports entre les topographes-alpinistes et le SGA furent beaucoup plus développés, se concentrant sur les problématiques de la représentation du relief en général, et du rocher en particulier. Entre la fin du 19e siècle et le début des années trente, malgré la persistance d’une tradition figurative qui se manifesta particulièrement dans les spécifications de la carte de France au 1 : 50 000 type 1900, la dynamique de géométrisation et de « scientificisation » de la représentation du relief se traduisit par un effort de normalisation mené parallèlement dans les cartographies officielle et indépendante. Sur le modèle des cartes suisses louées pour la précision et l’expressivité de leur représentation du relief, se mit en place un système de représentation, caractérisé par l’utilisation de courbes de niveau en bistre et parfois en noir pour le zones rocheuses, par le dessin à l’effet du rocher, et par l’utilisation du bleu pour les courbes ou la figuration à l’effet des glaciers. Les bases de ce système sont encore utilisées aujourd’hui, ce qui induit une fausse impression de naturalité alors que son adoption constituait une mutation fondamentale des pratiques cartographiques. Mais dans un milieu encore très influencé par les topographes-alpinistes, les tentatives de généralisation d’une représentation totalement géométrique du relief, suscitées par les fantasmes d’automatisation engendrés par la restitution instrumentale des levés photographiques, se heurtèrent à une conception plus topographique que topométrique dans laquelle l’expressivité et la mise en valeur des caractéristiques locales du relief restaient essentielles. Finalement peu motivé par une industrialisation des levés de haute montagne qui était à la fois limitée par les techniques utilisées et rendue peu nécessaire par la faible surface concernée et l’existence d’un groupe informel d’officiers-topographes alpins, le SGA adopta des méthodes qui, si elles étaient plus formelles et géométriques que celles mises en œuvre dans les levés de précision, restaient encore artisanales.

Cependant, l’instrumentation toujours plus poussée des levés topographiques et la normalisation de la représentation cartographique s’inscrivait dans la nouvelle orientation scientifique et industrielle de la cartographie. Egalement favorisée par le développement de la photographie aérienne pendant la première guerre mondiale, par la nécessité de résorber le retard de la carte de France et par la domination de plus en plus forte de la conception utilitariste de la cartographie, cette orientation s’affirma au cours des années trente et quarante, avant de provoquer dans les années cinquante et soixante une modification profonde des procédés cartographiques qui remit définitivement en cause la spécificité de la cartographie de haute montagne qui avait été défendue par les topographes-alpinistes.

Notes
1206.

Voir infra, partie 4, chapitre 2.