1.2.4.3. La confirmation du statut civil, une transformation plus radicale qu’on ne le dit.

La nomination de Hurault au poste de directeur du SGM en 1944, avec le grade de général de division, ne favorisait pas une nouvelle transformation à laquelle il s’opposait. Soutenu par le général Juin, chef d’état-major de la Défense nationale, le maintien du statut civil de l’IGN fut confirmé par le Comité de défense nationale le 8 mars 1945, « les besoins militaires devant toutefois recevoir priorité sur les besoins civils »1261. Le département de la Guerre envisagea la création d’un service cartographique spécialement militaire, mais à la fin de la guerre, des restrictions budgétaires importantes l’obligèrent à accepter une solution de compromis : la création d’une Section géographique militaire au sein de l’IGN pour assurer la liaison avec l’Etat-major, officiellement constituée par le décret du 8 avril 1946 qui réglait ses rapports avec l’armée de terre1262. Supprimé le 31 mai 1945, le SGM était ainsi remplacé par la Section géographique militaire, en même temps qu’un Groupe géographique autonome, rattaché à l’artillerie, était mis en place pour assurer l’organisation des formations géographiques aux armées. Le décret du 8 avril confirmait le statut civil de l’IGN, stipulant que son personnel mobilisé pouvait choisir d’être démobilisé ou de rester dans l’armée et que des officiers compétents et volontaires pouvaient être intégrés dans les nouveaux cadres de l’IGN1263. Cependant, l’existence de l’IGN ne fut définitivement officialisée qu’avec l’abrogation des mesures du gouvernement d’Alger par la loi du 27 avril 1946.

L’année 1946 marqua donc la confirmation officielle des décisions de 1940 qui avaient institué l’Institut géographique national. Si le brusque changement de statut avait été largement accepté en 1940 comme une solution pragmatique pour soustraire le service cartographique à l’occupant, sa confirmation à la fin de la guerre ne provoqua pas la même unanimité. Au sein du personnel (re)militarisé, une partie importante préféra rester dans l’armée plutôt qu’être (ré)intégrée à l’institut civil : sur vingt et un ingénieurs géographes, vingt-deux ingénieurs des travaux géographiques de l’Etat et vingt-huit adjoints techniques militarisés en Afrique du nord après 1942, sept IG, neuf ITGE et douze AT restèrent définitivement dans l’armée, soit presque 40 %1264. Cette proportion non négligeable témoignait de l’importance de la transformation, qui était bien plus qu’un simple changement du cadre de référence de la direction comme l’image de l’« héritage » semblait le suggérer. Même s’il s’était ouvert au monde civil, le SGA restait profondément marqué par un milieu militaire très spécifique dont il n’était pas toujours facile de se couper. Les témoignages sur les premières années de l’IGN rappellent d’ailleurs l’imprégnation encore forte de la discipline militaire1265.

Il me parait évident que le nouveau statut civil de l’IGN représentait une rupture plus fondamentale que ne le montrait une reconstruction du discours a posteriori, focalisée sur la notion de « réforme depuis longtemps nécessaire ». Il est particulièrement symptomatique de cette reconstruction de voir qu’Alain Sinoir ne questionne jamais véritablement la supériorité du statut civil de l’institut, l’acceptant comme l’un des instruments du développement de l’IGN dans les années suivant la guerre, au même niveau que la stabilisation du personnel, le cadre législatif complet et les crédits plus importants. Même si la mission du SGA s’était depuis longtemps ouverte aux besoins non militaires pour « assurer les travaux d’intérêt général dans le domaine géodésique, topographique et cartographie », une formulation d’ailleurs reprise par le décret du 8 avril 1946, il me semble que le rattachement au ministère des travaux publics consacrait véritablement cette mission. Les besoins cartographiques de plus en plus importants des services techniques d’Etat justifièrent dans l’immédiat après-guerre un investissement plus important que ce qu’avaient jamais envisagé les militaires avant la guerre. Cette mission de service public devint rapidement si évidente que dans le préambule de son histoire institutionnelle de l’IGN, Alain Sinoir rapprochait l’institut des grands services publics à vocation technique créés après la deuxième guerre mondiale, comme EDF, GDF ou la SNCF, soulignant seulement la différence radicale des conditions de leur création1266. La volonté politique de reconstruction et de modernisation qui avait présidé aux nationalisations dans les secteurs de l’énergie et du transport, militait en effet fortement pour le maintien de l’IGN dans le domaine civil et pour l’affirmation de son orientation industrielle et utilitaire. Mais l’évidence a posteriori d’un tel changement ne doit pas faire sous-estimer l’importance du passage du domaine militaire au domaine civil, ni les limites d’un statut de service technique extérieur qui fut peut-être trop rapidement présenté comme une réforme indispensable et efficace.

Notes
1261.

Cité dans Ibid., p. 4.

1262.

Le décret stipulait entre autre que les besoins militaires étaient prioritaires et que l’IGN devait assurer une formation technique géographique pour officiers et sous-officiers. Ibid., p. 4-6.

1263.

Ibid.

1264.

Ibid., p. 6.

1265.

Pour de nombreux témoignages, voir l’ouvrage publié par l’Association du personnel retraité de l’IGN : La Petite compagnie. Au hasard des souvenirs des derniers arpenteurs de l’IGN. Paris : Le Théodolite – Editions APRIGN, 1992, 284 p.

1266.

SINOIR Alain. 1940-1990 : une histoire mouvementée. Op. cit., p. 1.