1.3.3.2. Une dépendance financière indirecte.

Les statuts de l’IGN lui accordaient une autonomie de fonctionnement beaucoup plus importante qu’au SGA, en particulier dans l’engagement des budgets, mais cette autonomie se révéla rapidement théorique. Certes, le contrôle financier était moins direct et ne concernait pas toutes les opérations engagées, mais l’affectation stricte des crédits en fonction de leur provenance et le refus d’inscrire la mission de service public de l’IGN dans une loi de programme pluriannuelle aboutit à une situation paradoxale dans laquelle la mission « de vocation » de l’IGN concernant le territoire métropolitain était finalement la seule de ses activités soumises à des variations conjoncturelles.

Ainsi, les diverses réalisations financées soit par des budgets territoriaux pour les départements et territoires d’outre-mer, soit par des conventions particulières pour les pays étrangers ou les anciennes colonies, suivaient un rythme régulier : ce fut le cas en particulier des cartes du Luxembourg et du Liban, ou des 554 feuilles au 1 : 25 000 dont le levé et la rédaction faisaient l’objet d’un contrat avec l’AMS. Par contre, la politique d’austérité des pouvoirs publics et la forte hausse des prix entraînèrent à partir de 1958 une réduction importante du programme de vocation de l’IGN au profit des besoins urgents exprimés par le CCTG ou les services de la Défense nationale1295. En particulier, la couverture aérienne générale fut sérieusement ralentie au profit de levés locaux à des échelles supérieures nécessaires au développement industriel1296. Les crédits consacrés à la carte de France devinrent tellement insuffisants qu’en 1964 le potentiel cartographique avait été réduit d’un tiers par rapport à celui de 19541297. Dans son rapport de 1963, le conseiller à la Cour des comptes Jaccoud notait que depuis 1958 « en géodésie-nivellement le nombre de feuilles de la Carte de France au 1 : 50 000 couvertes annuellement [était] passé de 30 à 25 ; en stéréopréparation de 37 à 25 et en complètement de 30 à 21 »1298. De plus, une partie importante de ces travaux dépendait en fait du soutien financier de l’AMS dont la permanence n’était pas garantie.

Face à la diminution des crédits, le nouveau fonctionnement de l’IGN se révéla en fait tout aussi problématique que l’ancienne dépendance financière directe du SGA. La direction se trouva dans la délicate position de devoir mettre en cause certaines des mesures centrales de la nouvelle organisation, en particulier la cession des cartes à prix onéreux ou la stabilité du personnel. Le budget total de l’IGN était formé des crédits budgétaires des travaux publics, des contributions des territoires d’outre-mer et des fonds d’intervention. Il était calculé théoriquement pour couvrir le fonctionnement des services généraux et les travaux techniques envisagés, des opérations géodésiques à l’établissement des planches-mères d’impression seulement. Tous les frais liés à la vente des cartes ou autres documents (tirage, stockage, diffusion) devaient être couverts par les recettes de cette vente, qui étaient reversées intégralement au Trésor public. Une disposition particulière permettait cependant à l’IGN d’utiliser une partie de ces recettes pour compléter des lignes budgétaires insuffisantes : cette mesure exceptionnelle fut de plus en plus régulièrement employée pour faire face à la diminution des crédits. La cession des documents à prix onéreux pour les services publics ne dégageait aucun bénéfice, alors que la vente aux entreprises et particuliers était limitée aux zones urbaines à développement rapide et aux régions les plus touristiques. Pour une partie importante du territoire, des problèmes de rentabilité se posaient de façon très aiguë, le faible volume de vente ne permettant pas d’équilibrer les coûts d’édition et de stockage pour lesquels l’IGN ne pouvait pas engager de crédits issus de son budget.

L’institut se retrouva ainsi dans une situation complexe où les grandes réformes de son organisation si ardemment défendues dans les années quarante se révélèrent une source de problèmes dès que les crédits budgétaires diminuèrent de façon trop importante. Dans l’orientation utilitaire et industrielle développée à partir des années quarante, la reconnaissance des compétences du personnel et la possibilité d’effectuer des travaux spéciaux avaient favorisé l’apparition d’une approche commerciale, qui se transforma en une véritable dépendance financière indirecte lorsque l’Etat ne put – ou ne voulut – plus continuer ses investissements dans le secteur cartographique. Je pense d’ailleurs que la rupture la plus importante dans l’évolution institutionnelle de l’IGN se situe justement au moment où les crédits étatiques devinrent insuffisants et obligèrent la direction à privilégier les travaux spéciaux à sa mission de vocation. Entre la fin des années cinquante et le début des années soixante, les restrictions budgétaires mirent à jour les limites de cette mission de vocation, qui était de réaliser et publier les cartes de base du territoire, dans le contexte du développement industriel et infrastructurel de la France. Cette approche traditionnelle de la mission de service public de l’institut, héritée du SGA et centrée sur la réalisation de la carte de base, se trouva d’autant plus remise en cause que son dernier grand défenseur, le général Hurault, avait prit sa retraite de la direction de l’IGN en 1956. A partir des années soixante, l’institut affirma définitivement son orientation industrielle et commerciale qu’une nouvelle réforme statutaire imposa définitivement en 19661299.

Notes
1295.

Exp. IGN 1958, p. 1.

1296.

Exp. IGN 1959, p. 1.

1297.

Exp. IGN 1964, p. 1.

1298.

SINOIR Alain. 1940-1990 : une histoire mouvementée. Op. cit., p. 33-34.

1299.

Voir infra, « Après 1960… », 1.