2.1.3.2. Le mythe de la carte parfaite : l’analogie trompeuse entre la photographie aérienne et la carte.

A une époque et dans une société profondément dominées par l’idéologie du progrès technique, les inventions ou applications dont l’emploi se généralisait étaient systématiquement présentées a posteriori comme des évolutions évidentes et naturelles. Mais dans le cas de la photogrammétrie aérienne, la similarité, à tort supposée, des points de vue de la carte et du cliché aérien renforça singulièrement cette tendance au point de faire naître un véritable mythe : une photographie aérienne serait une carte parfaite. Héritier d’une définition ancienne de la carte comme la représentation du monde tel que pourrait le voir un observateur perché dans le ciel, ce mythe était plus ou moins explicitement repris dans de nombreuses sources documentaires antérieures aux années trente. Dans son manuel de topographie, Berget affirmait ainsi en 1921 qu’« en ballon ou en aéroplane, on “voyait” le terrain tel qu’il [devrait] être représenté sur le plan [et qu’] il était donc tout naturel qu’on cherchât à utiliser cet avantage, pour fixer photographiquement l’image du terrain ainsi observé »1314. Souvent présent chez les vulgarisateurs, ce mythe se retrouvait aussi chez certains spécialistes de la photogrammétrie aérienne. Ainsi, l’Autrichien Kammerer, dans une conférence tenue en janvier 1913 à la Société française de navigation, affirmait qu’une « photographie aérienne […], telle qu’on l’[obtenait] à bord d’un aéroplane ou ballon au moyen d’un appareil à plaque horizontale, [était] elle-même une carte exacte, à la condition que le terrain soit horizontal et plat »1315.

Pour lutter contre ce mythe, de nombreux auteurs insistèrent au contraire sur l’une des principales différences entre une carte et une photographie aérienne : la nature même de la projection formant l’image. Clerc rappelait ainsi qu’une carte était une projection orthogonale d’une portion de la surface terrestre sur un plan de référence définie mathématiquement, alors qu’une photographie aérienne était une perspective plane obtenue par projection conique sur le plan d’une plaque sensible1316. Une carte et une photographie aérienne couvrant un terrain identique à une échelle identique ne se recouvriraient donc pas. Les erreurs susceptibles d’être générées par l’analogie entre une carte et une photographie aérienne étaient d’ailleurs suffisamment préoccupantes, notamment dans leur répercussion sur le réglage des tirs d’artillerie, pour qu’une circulaire du Grand quartier général datée du 18 mai 1916, rappelle l’interdiction de constituer par assemblage de photographies des « cartes » assimilables aux plans directeurs1317.

Mais le développement et le succès public des photocartes 1318 rendaient confuse la différence entre une carte et une photographie aérienne et entretenait le mythe de la carte parfaite. Les premiers exemples de ces assemblages de clichés aériens avaient été construits par l’Italien Tardivo pour représenter la zone archéologique de Rome en 1909. Les Allemands avaient utilisé de tels assemblages de clichés redressés à des fins de reconnaissance pendant la guerre. Si Clerc reconnaissait que ces assemblages « en projections coniques sur plan horizontal [pouvaient], en certaines conditions, jouer le rôle de cartes à grande échelle », il prévenait qu’elles facilitaient surtout « considérablement le travail cartographique proprement dit »1319. Les photocartes étaient parfois complétées par des signes conventionnels dessinés directement sur le tirage photographique, afin de les rapprocher davantage des cartes topographiques, mais certains spécialistes comme Kammerer défendaient la supériorité de la représentation photographique « réelle » des éléments topographiques ou planimétriques sur les signes conventionnels : ils limitaient ainsi la différence entre une carte et une photographie aérienne aux seules informations administratives1320.

Jusqu’aux années quarante, les spécialistes ne présentèrent la différence entre une photographie aérienne et une carte qu’au niveau des projections mises en œuvre. Dans la littérature consacrée spécialement à la photogrammétrie aérienne, l’interprétation et la généralisation du terrain, deux étapes fondamentales du travail cartographique1321, ne furent abordées pour la première fois qu’en 1948 par Emmanuel de Martonne1322, sans pour autant que celui-ci souligne leur importance capitale dans la différenciation entre une photographie aérienne et une carte – alors même que l’utilisation plus régulière des cartes montrait le rôle crucial de ce travail de simplification dans la rapidité et l’efficacité de la lecture du document. Ce ne fut qu’à partir des années soixante-dix que le travail des sémiologues, des spécialistes des sciences cognitives, des historiens de la cartographie et des cartographes eux-mêmes, affirma la nature interprétative de la rédaction cartographique et la fonction centrale de la généralisation. Je trouve d’ailleurs que la négation de l’importance de la généralisation et la focalisation sur la question de la projection sont particulièrement représentatives du mythe qu’une carte parfaite est possible, mythe qui constitue lui-même une fondation essentielle du paradigme du développement scientifique de la cartographie vers une représentation objective et vraie du terrain.

Notes
1314.

BERGET A. Topographie. Op. cit., p. 274.

1315.

Cité par CARLIER André-H. La Photographie aérienne. Op. cit., p. 8.

1316.

CLERC L.-P. Applications de la photographie aérienne. Op. cit., p. 4.

1317.

Ibid., p. 9.

1318.

MARTONNE Emmanuel (de). Géographie aérienne. Op. cit., p. 73.

1319.

CLERC L.-P. Applications de la photographie aérienne. Op. cit., p. 4.

1320.

Carlier citait, sans aucune critique ni remarque, un long extrait de la conférence tenue en France en 1913 par Kammerer, particulièrement révélateur de ce point de vue. CARLIER André-H. La Photographie aérienne. Op. cit., p. 13.

1321.

La carte procède autant d’une interprétation du terrain représenté que de son levé. Pour prendre un exemple concret, à l’échelle du 1 : 50 000, une route de cinq mètres de largeur formerait un trait d’un dixième de millimètre sur une photographie aérienne, alors que selon son importance, elle serait représentée par un trait d’un demi à deux millimètres sur une carte, nécessitant alors la modification de la position géométrique exacte des objets la bordant (comme des bâtiments) pour leur donner une position relative logique (c’est-à-dire à côté de la route et non sur celle-ci) : il s’agit du processus de généralisation, qui tient une place centrale dans la rédaction cartographique.

1322.

MARTONNE Emmanuel (de). Géographie aérienne. Op. cit., p. 73.