2.3.3.3. L’impact sur la cartographie alpine indépendante.

L’adoption et la formalisation d’une méthode de levés aériens fondée sur la restitution au stéréotopographe par le SGA ne fut pas sans conséquence sur l’activité déjà déclinante des topographes-alpinistes dans les années trente1414. A cause des moyens financiers et infrastructurels qu’elle supposait, la photographie aérienne leur restait en effet pratiquement inaccessible. La Carte du massif du Vignemale d’Alphonse Meillon1415 constitue le seul exemple d’une carte indépendante partiellement dressée à partir de photographies aériennes, qui permirent « de combler les lacunes que présentent toujours les photographies terrestres »1416. Je pense qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence si Maurice Heïd insista justement en 1933, au moment même où le SGA envisageait l’adoption définitive des levés aériens, sur les travaux d’Alphonse Meillon « qui, dans le courant de l’année 1923, eut le premier l’idée d’intéresser l’Aviation militaire aux travaux de topographie officieuse poursuivis en haute montagne et, en particulier, à ceux qu’il effectuait dans la région de Cauterets »1417. Ce discours s’inscrivait dans la volonté traditionnelle du CAF de présenter les travaux de sa Commission de topographie comme précurseurs des méthodes adoptées ensuite par le service officiel1418, mais il négligeait de rappeler que cette carte restait le seul essai d’exploitation de photographies aériennes mené par un topographe-alpiniste et que la méthode employée demeurait entièrement artisanale.

Bien qu’elle concerne les Pyrénées, je considère que la carte du Vignemale est une étape importante dans le déclin de l’activité des topographes-alpinistes, ce qui justifie un petit écart géographique. La méthode utilisée pour la dresser est bien connue puisque, conscients de l’originalité de leurs travaux, ses deux auteurs publièrent une notice détaillée sur sa réalisation1419. Basée sur un canevas géodésique exécuté sous la direction d’Henri Vallot et calculé par son fils Charles, la carte n’exploitait que quelques rares levés directs1420 et l’essentiel de son dessin fut réalisé par Etienne de Larminat à partir de la restitution des clichés terrestres pris par Alphonse Meillon dans la région de Cauterets et de l’analyse de clichés aériens pris en 1923 par le lieutenant Vignolle, observateur-photographe au 36ème groupe d’aviation, basé à Pau. Alphonse Meillon avait pensé à utiliser des photographies aériennes pour résoudre le problème de l’identification des points à restituer dans les levés photographiques terrestres. D’après de Larminat, « si les points de détail à identifier ont pu être placés sur une photo zénithale, on peut en général, quelle que soit la direction d’un observatoire terrestre ayant vue sur ces points, reconnaître sur la photo émanant de cet observatoire les points déjà placés sur la photo zénithale »1421. Les vues aériennes permettaient également de combler les lacunes des clichés terrestres et « d’[aider] partout à l’intelligence et à l’interprétation des formes »1422. La carte put ainsi être dressée par un topographe ne connaissant pas directement le terrain représenté, même si celui-ci reconnaissait que le résultat n’était « qu’un document strictement “topographique”, [puisque] il ne pouvait s’occuper des applications touristiques de son travail, parce que celles-ci lui [échappaient] à peu près complètement »1423.

Malgré l’ambition du CAF de voir dans la réalisation de cette carte les travaux précurseurs des levés aériens en haute montagne du SGA et le ton de la notice publiée par ses auteurs qui semblait présenter leur méthode à l’attention des topographes-alpinistes voulant l’appliquer à d’autres levés1424, l’utilisation des photographies aériennes pour la carte du Vignemale était restée strictement artisanale. Les clichés aériens ne servaient que de documents complémentaires pour la restitution des clichés terrestres. Dans certains cas, à cause de l’éclairage du soleil ou de la nature du terrain, l’analyse des clichés aériens se révélant délicate, Etienne de Larminat eut recours à l’observation stéréoscopique. Mais les prises de vue n’ayant été ni spécialement effectuées pour une telle observation, ni redressées, il employa une méthode de fortune qui consistait à découper plusieurs épreuves d’une photographie, à placer les bouts se recoupant sous une glace, puis à les observer au stéréoscope après de multiples tâtonnements pour obtenir un effet de relief satisfaisant. Si de Larminat traçait parfois des courbes figuratives directement sur les épreuves pendant leur consultation stéréoscopique, il ne s’agissait en aucun cas d’une restitution du relief à partir de photographies aériennes dont l’utilisation était exclusivement documentaire.

Par la méthode employée et l’expérience unique qu’elle constituait, la carte du Vignemale différait totalement des recherches du SGA en matière de levés aériens depuis la première guerre mondiale. Mais cette tentative d’utilisation de la technique nouvelle de la photographie aérienne par les topographes-alpinistes rappelle une fois encore leur adhésion à l’idéologie du progrès technique, qui participa selon moi au déclin de leur activité : incapables de mettre en œuvre des levés aériens systématiques comme le SGA commençait à l’envisager, frappés par l’absence de renouvellement de leur groupe, limités dans leur ambition technique par la disparition des têtes de file que furent Henri Vallot, Franz Schrader ou Paul Helbronner, ils se trouvaient aussi portés par leur goût des nouvelles techniques à soutenir la nouvelle carte de France, dont les premières feuilles alpines dressées à partir de levés photographiques terrestres, puis aériens, commençaient à être publiées au 1 : 50 000 et au 1 : 20 000.

Notes
1414.

Voir supra, partie 3, chapitre 2.3.

1415.

MEILLON Alphonse. Carte du massif du Vignemale, au 20 000 e , en trois couleurs. Paris : Henry Barrère, 1929. Calculs et dessins par Emmanuel de Larminat. Gravée à l’Institut cartographique de Paris.

1416.

Note sur la Carte du massif du Vignemale par A. Meillon. La Montagne, janvier-février 1930, 3, 7, p. 56.

1417.

HEÏD Maurice. Note sur la photographie zénithale du massif du Balaïtous. La Montagne, novembre 1933, 4, 253, p. 346.

1418.

Alphonse Meillon fut membre de la Commission de topographie d’avant-guerre à partir du 5 juin 1907, puis de la Commission de topographie et de cartographie au sein de la Commission des travaux scientifiques du CAF.

1419.

MEILLON Alphonse, LARMINAT Commandant Etienne de. Notice sur la carte au 20 000 e du Vignemale. Pau : Garet-Haritoÿ, 1928, 84 p. ; LARMINAT Etienne (de). Emploi des photographies aériennes dans la carte du Vignemale. La Montagne, mars-avril 1929, 3, 2, p. 89-100 (il s’agit d’un résumé de la notice précédente).

1420.

« En particulier celui du sentier de la vallée d’Assouc fait par M. Maurice Heïd, [et] les levés de lacs et de fronts glaciaires exécutés par M. l’Abbé Gaurier ». Note sur la Carte du massif du Vignemale. Op. cit., p. 55-56.

1421.

LARMINAT Etienne (de). Emploi des photographies aériennes… Op. cit., p. 89.

1422.

Ibid.

1423.

HEÏD Maurice, DOLLFUS J. Note sur la seconde édition de la feuille au 20 000e du massif du Vignemale, par Alphonse Meillon et le Commandant de Larminat. La Montagne, janvier 1936, 4, 275, p. 30.

1424.

La conclusion de la notice est assez révélatrice, avec son emploi du futur : « Enfin, dans les cas non prévus, et il s’en rencontrera […], on fera pour le mieux. Le topographe en chambre ne saurait tout prévoir ». LARMINAT Etienne (de). Emploi des photographies aériennes… Op. cit., p. 100.