3.1.2.4. La couverture du Mont Blanc, symbole de la généralisation des levés aériens et validation prestigieuse de leur efficacité.

A la fin des années trente, les levés aériens avaient définitivement remplacé les levés photographiques terrestres dans les Alpes, qui furent rapidement couvertes par des photographies aériennes1458. A la même époque, le SGA inscrivit à son programme le levé des feuilles Saint-Gervais, Chamonix et Mont-Blanc de la carte de France, qui représentaient toute la partie française du massif du Mont Blanc1459. En juin 1939, assez tardivement pour profiter d’un enneigement limité tout en conservant une bonne luminosité1460, l’escadrille spécialisée du SGA exécuta la couverture aérienne de la région : embarqué dans un Potez 540, l’équipage survola le massif jusqu’à une altitude de sept mille cinq cents mètres et prit des clichés à l’échelle moyenne de 1 : 22 000 avec un objectif de focale 150 mm. Le SGA prévoyait de dresser une carte au 1 : 10 000 à partir de ces levés1461, si bien qu’entre 1941 et 1944, les clichés furent restitués à cette échelle sur un stéréotopographe Poivilliers type B, avec des courbes de niveau équidistantes de dix mètres tracées même dans les zones rocheuses1462. Aucune préparation ne fut effectuée pour fournir un canevas complémentaire : la restitution se basait entièrement sur les triangulations Vallot et Helbronner, rattachées à la nouvelle triangulation et au nivellement général, et complétées par des cheminements photogrammétriques1463.

Je considère que la programmation de ces opérations ne procédait pas d’une simple coïncidence, mais participait au contraire d’une volonté d’obtenir une validation prestigieuse de l’efficacité des levés aériens. Le rapport d’activité de 1938-1939 affirmait d’ailleurs que, bien que « les photographies prises au-dessus des sommets les plus élevés des Alpes […] présentèrent de grandes difficultés, […] leur réussite montra que la photogrammétrie aérienne pouvait désormais supplanter la photogrammétrie terrestre en haute montagne »1464 – ce qui, dans la pratique, était déjà le cas depuis 1937. Dans le cadre de l’intensification du développement des levés aériens par la direction du colonel Hurault, cette couverture prestigieuse constituait un véritable symbole technique et cartographique. Il s’agissait non seulement de photographier le sommet le plus élevé d’Europe à une époque où le vol à haute altitude présentait encore d’immenses difficultés qui avaient limité le développement des levés aériens à petite échelle, mais aussi de couvrir la région même où les Vallot avaient véritablement démontré le potentiel des méthodes photogrammétriques en France. Dans la logique de l’opposition structurelle que j’ai décrite plus haut1465, j’interprète les levés aériens du Mont Blanc comme la manifestation de la volonté d’affirmer la maîtrise technique du SGA, en même temps que sa domination sur la cartographie de haute montagne après le déclin de l’activité des topographes-alpinistes, en s’attaquant à la pièce maîtresse de leur œuvre.

La couverture aérienne du Mont Blanc restait une entreprise de prestige qui ne répondait à aucun besoin impérieux, si ce n’était celui d’imposer la compétence du SGA. Hurault confirma cette nature strictement prestigieuse quand il décida en 1942 d’exploiter cette couverture pour une carte spéciale au 1 : 10 000 de l’ensemble du massif, présentée dans une facture particulièrement luxueuse (dix ou onze couleurs, doubles estompages, etc.)1466. Le retard occasionné par la guerre, qui ne permit d’exécuter le complètement sur le terrain qu’au cours de l’été 19491467, et les lacunes observées dans la restitution, notamment à cause du niveau d’enneigement qui avait gêné le tracé d’une partie des courbes et l’identification de la nature des sols (glacier ou rocher), nécessitèrent deux nouvelles missions aériennes pour assurer la précision qu’exigeait la rédaction d’une telle carte. En 1948, des photographies obliques des sommets furent ainsi prises pour aider à la figuration du rocher, et en septembre 1949, une nouvelle couverture verticale fut exécutée avec un enneigement minimal1468, à l’échelle du 1 : 20 0001469. Malgré l’abandon de sa publication en 1959, avec seulement neuf feuilles éditées sur vingt-quatre initialement prévues, la carte du massif du Mont Blanc au 1 : 10 000 s’imposa comme le chef-d’œuvre de l’institut, réalisant la mission de prestige pour laquelle elle avait été conçue, en même temps qu’elle constituait le chant du cygne d’une certaine approche de la cartographie de haute montagne1470.

Notes
1458.

Tout comme les Pyrénées, partiellement couvertes pendant la campagne de 1942. DANIEL R.E. Les prises de vues photogrammétriques françaises. Op. cit., p. 18.

1459.

DUPUIS Jean-Claude. La carte du Mont-Blanc à 1 :10 000. Echanger le mensuel – journal interne de l’IGN, octobre 1990, p. 1.

1460.

La réfraction atmosphérique rendait les clichés peu lisibles quand ils étaient pris durant l’été.

1461.

CARBONNEL Maurice. Etude photogrammétrique des glaciers du massif du Mont-Blanc. Etat de la glaciation en 1958. Evolution de 1939 à 1958. Bulletin d’information de l’AIG, mars 1966, 12, 34, p. 1.

1462.

DUPUIS Jean-Claude. La carte du Mont-Blanc. Op. cit., p. 1.

1463.

BABY E. La carte du Mont-Blanc au 10 000e de l’IGN. La Montagne, avril-juin 1952, 357, p. 29.

1464.

Rapp. SGA 1938-39, p. 118.

1465.

Voir supra, partie 3, chapitre 2.1.2.

1466.

DUPUIS Jean-Claude. La carte du Mont-Blanc. Op. cit., p. 1.

1467.

La 275e brigade de complètement qui s’en chargea était composée des ingénieurs des travaux géographiques Raymond Dubois et Pierre Charlot, et de l’adjoint technique Robert Carré (d’après le dossier topographique de la feuille Mont Blanc, 3631, conservé à la cartothèque de l’IGN). Voir aussi : DUBOIS Raymond. Année 1949, Chamonix – Mont-Blanc avec les compléteurs. In La petite compagnie, op. cit., p. 74-75.

1468.

DUPUIS Jean-Claude. La carte du Mont-Blanc. Op. cit., p. 1.

1469.

Il s’agit de la mission F 3630-3631/200 Chamonix / Mont Blanc 1949. Les dossiers de la photothèque la signalent à l’échelle du 1 : 20 000, alors que la base de donnée en ligne de l’IGN la donne au 1 : 26 000.

1470.

Voir infra, partie 4, chapitre 4.2.4.