3.2.3. La construction d’un potentiel aérien basé sur le stéréotopographe.

3.2.3.1. La place centrale du stéréotopographe Poivilliers.

Après la période d’expérimentation et de formalisation des levés aériens des années trente, la reprise des missions en France après la seconde guerre mondiale fut dominée par l’effort d’équipement de l’escadrille et des ateliers de restitution de l’IGN, favorisé par la dynamique d’industrialisation de la reconstruction qui permit à l’institut de disposer d’un budget conséquent pour accroître son potentiel en photogrammétrie aérienne. Nous avons déjà vu que le stéréotopographe Poivilliers avait été imposé au cœur du processus de levés aériens par le SGA au début des années trente1511, constituant un système technique stable que l’effort d’instrumentation des années quarante ne fit que confirmer.

Jusqu’en 1938, le SGA ne disposait que de trois stéréotopographes type A, dont deux seulement étaient utilisés par la section de topographie, le troisième servant à la section des instruments d’optique pour ses diverses études1512. Comme pour les photographies terrestres, le SGA se trouva dès 1935 dans l’obligation de sous-traiter une partie de son travail de restitution à la Société française de stéréotopographie (SFS). Sous l’impulsion de Hurault, l’industrialisation des levés aériens se traduisit par l’amorce d’une politique d’investissements conséquents en matière d’instruments de restitution, à la fin des années trente. Dès 1938, le SGA passait commande de plusieurs stéréotopographes type B, dont huit exemplaires étaient livrés par la SOM dès la fin de l’année1513. L’effort d’instrumentation fut amplifié après la guerre : en 1944, l’IGN possédait vingt-trois stéréotopographes, dont quatorze type B et sept type C1514, et en 1949, cinquante type B1515.

Cet effort d’équipement et la nécessaire formation de nombreuses équipes de restitution représentaient un investissement financier et temporel trop important pour être remis en cause. Pourtant, alors que les problématiques industrielles s’imposèrent dans tous les domaines de l’activité de l’IGN au cours des années cinquante et soixante, le choix du stéréotopographe continua d’être justifié par des critères strictement techniques. L’impossibilité de restituer des clichés sur film n’était pas encore présentée comme une limitation, puisque l’utilisation de plaques photographiques permettait une précision dont se vantait l’IGN et un rendement qui se révélait supérieur ou égal aux autres procédés employés en Europe, du moins dans des conditions particulières qui ne s’appliquaient pas forcément aux levés réguliers1516 et en négligeant la question du prix des plaques elles-mêmes. Alors qu’à partir de 1950, l’emploi de la chambre automatique à film avait été généralisé dans les colonies pour de strictes raisons de rendement, son adoption pour les levés réguliers en France ne fut jamais sérieusement envisagée : le discours officiel justifiait le maintien des prises de vue sur plaque par la persistance des défauts de stabilité dimensionnelle du film et la nécessité de transformer les clichés sur film en des clichés sur plaque pour les restituer au stéréotopographe.

Au-delà de son utilisation quasi-exclusive dans les ateliers de restitution de l’IGN, je pense que le stéréotopographe Poivilliers avait acquis une dimension symbolique qui dépassait le cadre restreint des spécialistes de la photogrammétrie aérienne. La mention régulière de son nom dans le péritexte éditorial des feuilles publiées par le SGA et l’IGN en est un excellent indicateur. Alors que les indications sur les levés utilisées pour dresser les feuilles ne citent jamais d’autres instruments, se contentant de spécifier parfois la méthode utilisée (« stéréotopographie », « levés sur le terrain »), elles mentionnent très souvent des levés « restitués au stéréotopographe Poivilliers ». Le graphique suivant montre l’évolution du nombre de feuilles de mon corpus faisant référence à cet instrument (graphique 26) : jusqu’à la fin des années soixante, elles constituent l’immense majorité des feuilles donnant des indications sur les levés aériens. Ce n’est qu’au cours des années soixante-dix que ces mentions disparaissent au profit d’indications plus générales (« levés photogrammétriques aériens »), témoignant de changements profonds qui remirent en cause tout le processus de levés aériens basé sur le stéréotopographe1517.

Graphique 26 : Référence au stéréotopographe Poivilliers sur les feuilles couvrant les Alpes du nord, publiées par le SGA et l’IGN et mentionnant les levés aériens, de 1936 à 1980.
Graphique 26 : Référence au stéréotopographe Poivilliers sur les feuilles couvrant les Alpes du nord, publiées par le SGA et l’IGN et mentionnant les levés aériens, de 1936 à 1980.
Notes
1511.

Voir supra, partie 4, chapitre 2.3.2.

1512.

Rapp.S GA 1936-37, p. 86.

1513.

Rapp. SGA 1938-39, p. 113-114.

1514.

Sans compter le type A de démonstration et le type C de l’ENSG. Rapp. IGN 1943-44, p. 75.

1515.

SINOIR Alain. 1940-1990 : une histoire mouvementée. Op. cit., p. 29.

1516.

Voir notamment le résultat d’un concours international de photogrammétrie, créé sous l’impulsion de Poivilliers et Hurault (qui le conçurent probablement comme une manière de valider leur choix technique) à la Société internationale de photogrammétrie : Les essais contrôlés internationaux dans le domaine photogrammétrique (1954-1955). Exp. IGN 1954-57, p. 59-64.

1517.

Voir infra, partie 4, chapitre 3.2.4.