3.2.4. La fin du système technique du stéréotopographe : l’adoption du film à la fin des années soixante.

3.2.4.1. Un discours confus masquant des considérations essentiellement économiques.

Le développement des utilisations directes des photographies aériennes et les difficultés financières de l’IGN modifièrent profondément sa perception traditionnelle de la prise de vue aérienne sur film. Alors que l’efficacité supérieure du couple stéréotopographe / plaque photographique avait été systématiquement défendue jusqu’au début des années soixante, l’emploi du film commença à être présenté comme une solution pour augmenter le rendement et diminuer le coût des supports à partir des années soixante. Ainsi, quand l’IGN engagea en 1964 des essais de levés au 1 : 40 000 pour accélérer la réalisation de la carte de France dans l’ouest du pays1534, ceux-ci furent exécutés avec une chambre à film de format 19 x 19 cm. L’objectif Aquilor de 125 mm utilisé donna de mauvais résultats de restitution à cause de sa résolution insuffisante ; pourtant, ces critères techniques ne modifièrent pas la reconstruction du discours qui s’opérait alors parmi les spécialistes de la photographie aérienne de l’IGN.

Je trouve cette reconstruction particulièrement intéressante à étudier. Le changement de l’opinion sur l’utilisation du film est très perceptible entre la fin des années cinquante et le milieu des années soixante. Ainsi, en 1969, c’est-à-dire après l’adoption définitive du film, Maurice Carbonnell publia dans le Bulletin d’information de l’IGN un article présentant toutes les raisons pour lesquelles les films pouvaient enfin remplacer les plaques1535. Il présentait ce changement comme une conséquence directe de progrès techniques très récents, en surestimant les études menées par l’IGN au sein d’un domaine de la recherche cartographique dont l’institut était en fait pratiquement absent. Par exemple, Carbonnell soulignait qu’en 1968 l’IGN avait déjà effectué 71,4 % de ses prises de vue sur film, sans préciser qu’il s’agissait de missions effectuées soit à l’étranger, soit en France dans le cadre d’une simplification de la carte de France qui focalisait l’opposition des utilisateurs et du personnel de l’institut lui-même.

L’adoption du film par l’IGN procédait en fait essentiellement de déterminants économiques. Les arguments techniques avancés dans le discours officiel n’étaient le plus souvent qu’une pseudo-justification (les chambres à film modernes assurent une planéité égale à celle des chambres à plaque), parfois un simple compromis (la stabilité dimensionnelle des films en polyester est presque égale à celle des plaques de verre), le plus souvent la traduction technique de problématique financière (la netteté supérieure des films permet d’envisager une réduction de l’échelle des levés, c’est-à-dire une augmentation de leur rendement). Le prix très inférieur des films1536 fut le seul argument explicitement économique d’une décision justifiée par des raisons techniques mais imposée pour des considérations essentiellement financières.

Cette confusion du discours était entretenue par un argumentaire technique fragile (le film est équivalent, sans être supérieur, aux plaques) et une justification économique qui ne pouvaient ni l’un, ni l’autre, s’inscrire dans le paradigme du développement scientifique de la cartographie. D’après moi, elle procédait essentiellement de la situation de l’IGN, pris au piège de sa propre rhétorique : le service cartographique officiel ayant systématiquement mis en avant sa capacité à adopter des techniques prometteuses, il ne pouvait justifier l’adoption tardive du film ni par sa supériorité, ce qui aurait impliqué qu’il avait « manqué le coche », ni par des critère purement économiques, ce qui aurait sous-entendu une potentielle perte de précision à laquelle s’étaient opposés les utilisateurs et le personnel de l’IGN au moment de l’adoption du type 1968 simplifié.

Notes
1534.

Voir supra, partie 4, chapitre 1.3.2.

1535.

CARBONNELL Maurice. Emploi des chambres à film pour les couvertures photographiques aériennes. Bulletin d’information de l’IGN, décembre 1969, 9, p. 12-13.

1536.

En partie dû au désintérêt des entreprises pour la production de plaques photographiques qui n’étaient pratiquement plus utilisées, ce qui provoquait une hausse de leur prix.