Conclusion

A partir des années vingt, l’évolution du service cartographique officiel s’inscrivit dans une orientation industrielle de plus en plus affirmée, qui favorisa la généralisation des levés aériens pour pallier au manque de crédits et au retard de la carte de France. En 1934, la photogrammétrie aérienne était officiellement placée au centre du nouveau programme de travaux instauré par la direction. Pour des raisons essentiellement techniques et financières, le SGA obtint la création d’une escadrille spécialisée pour ses levés aériens en 1938, qui fut maintenue, réorganisée et développée après 1940 par l’IGN. Au cours des essais étendus, le SGA avait systématiquement refusé la mise en concurrence des méthodes photogrammétriques terrestres et aériennes, ce qui était le signe de leur perception comme des méthodes de qualité et d’efficacité équivalentes. Mais l’impératif industriel d’uniformisation aboutit à la substitution rapide et définitive des levés aériens aux levés photographiques terrestres dans les Alpes, alors que la couverture du massif du Mont Blanc en 1939 jouait le rôle d’une validation prestigieuse de l’efficacité de la photogrammétrie aérienne, tout en marquant la dernière entreprise spécialement conçue pour la haute montagne. Finalement, autant pour stimuler la réalisation de la carte de France et favoriser sa mise à jour rapide que pour répondre au développement de l’utilisation des clichés aériens comme document technique, l’IGN imposa la notion de couverture aérienne systématique du territoire français en 1954, tout en faisant remonter son origine à l’année 1946 afin de fixer l’achèvement de la première couverture en 1953.

Après la période expérimentale et artisanale des années vingt, les méthodes de levés aériens connurent une industrialisation systématique, qui se traduisit notamment par un formidable effort d’équipement et de normalisation des procédés de photographie aérienne. Confronté aux limites de l’aéronautique, le SGA privilégia la recherche optique pour permettre une réduction de l’échelle des clichés nécessaire à l’augmentation du rendement des missions aériennes. Mais dès la fin des années trente, le 1 : 25 000 fut défini comme l’échelle optimale des levés pour la carte de France, même si celle-ci ne se généralisa dans la pratique qu’au cours des années cinquante et si des échelles beaucoup plus variables étaient utilisées pour les travaux spéciaux, qui formaient la principale ressource financière de l’institut. Imposé dès le début des années trente, le stéréotopographe Poivilliers se trouvait au cœur du système technique des levés aériens du service cartographique. S’il connut lui-même quelques perfectionnements linéaires pour s’adapter à une exploitation industrielle des clichés aériens, cet instrument influença surtout systématiquement l’évolution de l’équipement aéronautique et photographique du SGA, puis de l’IGN jusqu’à la fin des années soixante. A ce moment, le passage à la prise de vue sur film, plus rentable, provoqua l’abandon du stéréotopographe, seulement adapté à l’exploitation des clichés sur plaque.

L’industrialisation des levés aériens se traduisit également par une rationalisation des méthodes d’exploitation des photographies, fortement modelée par la place centrale du stéréotopographe et par la volonté économique de réduire les opérations de terrain, définies comme les plus coûteuses du processus cartographique, en particulier dans les régions montagneuses de parcours lent et difficile. Cette rationalisation se développa autour de l’idée que la qualité de restitution était le principal facteur limitatif de la durée des opérations de terrain. A la fin des années trente, la méthode de stéréopréparation fut donc optimisée en fonction des besoins de la restitution, dans un compromis entre rendement et précision qui privilégia sensiblement l’aspect économique. Par son rôle fondamental dans la restitution, la stéréopréparation jouait dans les levés aériens le même rôle que les opérations géodésiques dans les levés de la carte d’état-major, achevant le renversement du rapport entre topographie et géodésie engagé à la fin du 19e siècle. Indispensable pour les levés à grande échelle, elle favorisa la stigmatisation du complètement, perçu comme un fardeau qu’une restitution parfaite pourrait permettre de supprimer. Si cette perfection fantasmée ne fut jamais atteinte, l’amélioration constante des prises de vue et de la restitution permit de réduire peu à peu la quantité de travail du complètement, sans pour autant permettre de généraliser la méthode du précomplètement exécuté en même temps que la stéréopréparation dans les levés réguliers de la carte de France.

Cet effort considérable d’équipement et de rationalisation des levés aériens s’inscrivait définitivement dans une politique d’industrialisation du processus cartographique. En 1947, l’ingénieur géographe Daniel écrivait ainsi que « l’Institut Géographique National [disposait], pour les levés réguliers aux échelles topographiques d’une doctrine, de procédés et d’appareils de stéréophotogrammétrie aérienne parfaitement au point » et que « ces procédés [avaient] été codifiés par des instructions très détaillées, qui [permettaient] d’industrialiser la production, en confiant l’exploitation des appareils à des restituteurs, qui [n’étaient], en général, ni des topographes, ni des techniciens, sous le contrôle de chefs d’atelier et de chefs d’équipe spécialisés »1581. Marc Duranthon estimait que la « révolution » des levés aériens avait permis d’achever les trois quarts de la carte de France entre 1950 et 1978, alors qu’« il [avait] fallu un demi-siècle pour réaliser le premier quart »1582 ; je dirai plutôt que cet achèvement avait été permis par l’évolution industrielle de l’IGN, non seulement dans le domaine des levés topographiques, mais aussi dans celui de la rédaction cartographique, un domaine dans lequel l’industrialisation des procédés se traduisit par la résurgence de la tentation topométrique, dans une conjonction pragmatique des orientations industrielle et scientifique de la cartographie.

Notes
1581.

DANIEL R.E. Les résultats obtenus… Op. cit., p. 32.

1582.

DURANTHON Marc. La Carte de France. Op. cit., p. 54.