4.1.2.4. Une adoption controversée, justifiée par les seuls impératifs industriels.

Les procédés du tracé et de l’arrachage sur couche se révélaient particulièrement adaptés à la pratique industrielle de la cartographie. Non seulement les spécialistes les jugeaient potentiellement plus rapides que le dessin, mais leur exécution était particulièrement facile : pour le tracé sur couche, « il [suffisait] de guider l’outil de manière à rester fidèle au fond provisoire ou à l’esquisse, la qualité et l’épaisseur du trait étant assurées automatiquement [par les outils] »1612, ce qui permettait l’emploi d’un personnel plus rapidement formé, sans l’expérience nécessaire au dessin. Le processus de rédaction lui-même devenait plus simple et plus rationnel, avec un nombre d’étapes limitées. L’utilisation des couches simplifiait et accélérait aussi notablement le procédé d’établissement des planches de tirage : l’étape du dessin fournissait directement l’équivalent d’un négatif sur film, sans toutefois supprimer toutes les opérations photographiques puisqu’il fallait transformer ce faux négatif en positif pour effectuer la métallographie1613. De plus, les premières études avait affirmé que la rédaction sur couches assurait une qualité comparable au procédé de gravure et aux meilleures exemples de dessin : en neutralisant le traditionnel dilemme entre industrialisation des procédés et augmentation de la précision, cette justification qualitative fournissait un parfait alibi à l’adoption d’une méthode avant tout motivée par l’augmentation de la productivité.

Cependant, le développement de son emploi à l’IGN fut retardé par la conception traditionaliste de la carte de France défendue par Hurault, puisqu’une modification radicale des procédés de rédaction aurait nécessairement des conséquences sur les spécifications et donc l’homogénéité de la carte encore inachevée1614. Dans la deuxième moitié des années cinquante, le changement de direction et les restrictions budgétaires créèrent une situation plus favorable à l’industrialisation des procédés de rédaction. A partir de la mise en place de l’atelier pilote en 1959, essentiellement destiné à évaluer et adapter les procédés de traçage et arrachage sur couches mis au point à l’étranger, la généralisation de ces nouvelles techniques fut rapide. En deux mois, l’atelier avait mené des études se prononçant pour l’utilisation de la couche en stabilène étendue sur un support en mylar, de fabrication américaine, et des outils suisses, qui furent modifiés par l’atelier de précision de la 5ème direction1615. Des essais menés en juillet 1959 sur quelques coupures du 1 : 20 000 montrèrent un certain gain de temps, une excellente qualité du trait et une simplification notable des opérations de copie. En 1960, le tracé sur couche fut définitivement adopté pour les cartes au 1 : 20 000 et au 1 : 25 000, puis généralisé à la révision du 1 : 20 000 et à la rédaction du 1 : 50 0001616. Le procédé des couches d’arrachage fut aussi rapidement généralisé, malgré l’irrégularité inexpliquée des résultats obtenus par l’atelier pilote. Selon les rapports officiels, le « gain de temps et de précision [était] si important que le Chef de la 4e direction [avait] pris la décision peut-être aventureuse d’utiliser exclusivement ce procédé en 1960 pour l’établissement des masques du programme du 50.000e et des feuilles côtières de l’Atlantique »1617, illustrant encore une fois l’impérieuse pression industrielle qui se développait à l’IGN.

Après l’adoption officielle de ces deux nouveaux procédés, de nouvelles études comparatives détaillées furent menées. Leurs résultats confirmèrent le gain de temps, mais celui-ci restait relativement limité, surtout en terrain accidenté, au maximum 10 % pour les planches de traits et de courbes de niveau. Ils soulignèrent également que le coût supérieur du support (environ trois fois plus cher qu’un zinc habillé) était compensé par les économies en heures de laboratoire grâce à la simplification du procédé de reproduction. Ces études déterminèrent également qu’une artisane1618 pouvait être formée aux nouveaux procédés avec « un stage d’adaptation de trois semaines à un mois, suivi de la rédaction sous surveillance d’une feuille complète »1619, confirmant qu’il serait assez facile d’assurer la reconversion d’un personnel dispersé et moins encadré que les agents intérieurs. Je trouve particulièrement significatif que ces premières études aient été consacrées aux aspects purement industriels des nouvelles méthodes (rendement, coût de revient, formation du personnel), comme pour certifier la pertinence de la transition technique engagée.

Mais, cette pertinence fut rapidement remise en cause par de nouvelles études menées en 1961. Celles-ci montrèrent que l’utilisation régulière du tracé sur couches dans les travaux de la carte de France tendait à infirmer les conclusions des études précédentes, avec « pour une feuille moyenne […] une légère perte de temps dans la rédaction, […] augmentant avec la complexité de la feuille »1620. En particulier, le dessin des planches de courbes de niveau se révélait plus lent, la « chiffraison »1621 des courbes pouvant prendre 50 à 75 % de temps en plus qu’avec la méthode du dessin. La qualité du tracé sur couches elle-même était fortement remise en question, notamment parce que l’outillage plus complexe utilisé nécessitait un entretien délicat dont les carences pouvaient nuire à la précision de la rédaction. En conséquence, la vérification et la mise au point (correction après la vérification) se révélaient également plus lentes, malgré les facilités apportées par la transparence, fortement limitée en fait par l’opacité de la couche. La conclusion de ces études était particulièrement critique : du seul point de vue de la rédaction, les procédés sur couches étaient jugés « peu avantageux pour la plupart des feuilles de France au 1 : 20 000 et 1 : 50 000 »1622, notamment parce que la rédaction ne se faisait pas à l’échelle de publication.

La réaction de la direction de l’IGN face aux conclusions de ces nouvelles études fut particulièrement significative de la prépondérance des préoccupations industrielles. Loin de remettre en cause un choix que le rapport d’activité de la 4e direction qualifiait lui-même d’« aventureux » en 19611623, la direction insista sur les avantages aux niveaux de la reproduction, du tirage en presse offset et des travaux de révision, c’est-à-dire dans les domaines où la carte était un objet physique, donc un produit commercialisable. Elle laissait ainsi entrevoir que les véritables motivations de l’adoption de la rédaction sur couches n’étaient pas sa rapidité ou sa précision, mais bien la simplification, la rationalisation et l’accélération du processus de production. En s’opposant à l’emploi parallèle de deux procédés qui ne ferait que complexifier le processus de rédaction et en lançant un vibrant appel pour « s’accrocher au procédé du tracé »1624, elle témoignait également d’un attachement aux innovations techniques favorisant l’industrialisation.

Notes
1612.

Ibid., p. 85.

1613.

Le tirage était généralement effectué par contact ou par projection. Georges Alinhac affirmait ainsi un peu rapidement que la rédaction sur couches supprimait toutes les opérations photographiques, puisqu’il excluait les opérations par contact « très simple », qui n’exigeaient certes par « l’emploi de l’appareil photographique », mais toujours le traitement en laboratoire.

1614.

Voir infra, partie 4, chapitre 4.1.3.3.

1615.

Rapp. 4e dir. IGN 1959, p. 17.

1616.

Exp. IGN 1960, p. 2.

1617.

Rapp. 4e dir. IGN 1959, p. 19.

1618.

Jusqu’en 1974, le travail de rédaction à domicile était uniquement réalisé par des femmes, appelées « artisane » jusqu’en 1959, puis « dessinatrice ».

1619.

Rapp. 4e dir. IGN 1960, p. 28.

1620.

Rapp. 4e dir. IGN 1961, p. 20.

1621.

Certaines notices techniques, ainsi que des notes sur les cartes mêmes, emploient ce barbarisme pour désigner l’inscription des altitudes sur les courbes de niveau.

1622.

Rapp. 4e dir. IGN 1961, p. 22.

1623.

Rapp. 4e dir. IGN 1959, p. 19.

1624.

Rapp. 4e dir. IGN 1961, p. 22.