4.2.2.2. Une limitation de la part artistique et artisanale de la rédaction cartographique.

Alors qu’au 19e siècle, la qualité de la carte d’état-major avait essentiellement reposé sur l’interprétation des topographes et le talent des graveurs, les méthodes de levés et de rédaction avaient connu une normalisation qui n’avait cessé de limiter l’aspect artistique au profit de compétences strictement techniques et de moins en moins artisanales. L’instrumentation des levés de précision, l’adoption de la photogrammétrie terrestre puis la généralisation des levés aériens avaient marqué cette évolution au niveau des levés topographiques, qui fournissaient des minutes dans lesquelles la part d’interprétation du topographe était de plus en plus réduite, notamment par la mécanisation du tracé des courbes de niveau. Dans le domaine de la rédaction cartographique, l’abandon de la gravure directe à la fin du 19e siècle, remplacée par le dessin sur papier reproduit par héliogravure sur la planche de zinc, puis la généralisation des procédés de rédaction sur couches dans les années soixante, participaient d’une même dynamique : limiter le talent artisanal et l’interprétation nécessaire au profit d’une compétence technique de plus en plus simple.

L’organisation même du personnel reflétait cette évolution vers une disparition des compétences artisanales. Je trouve que l’évolution des termes employés pour désigner les différentes catégories de personnel est particulièrement révélatrice. Jusqu’en 1959, les femmes travaillant à domicile pour la rédaction cartographique étaient qualifiées d’« artisanes », mais elles devinrent ensuite des « dessinatrices », une dénomination qui précisait momentanément leur fonction, mais supprimait surtout toute référence à une pratique artisanale. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence si ce changement lexical s’opéra l’année même où débutaient les premiers essais étendus de rédaction sur couches. Deux ans plus tard, la généralisation de cette méthode confirmait la limitation des compétences demandées à des « dessinatrices » qui ne dessinaient plus vraiment : en concentrant la partie interprétative de la rédaction à l’étape de la préparation, assurée par du personnel interne plus qualifié, la nouvelle méthode faisait de l’étape du « dessin » une opération quasi-mécanique qui consistait essentiellement à suivre un tracé déjà établi sur le fond tiré. Je trouve tout aussi symbolique la disparition en 1973 du corps des artistes-cartographes, formé de spécialistes chargés d’encadrer la rédaction cartographique, par sa fusion avec le corps des ingénieurs des travaux géographiques de l’Etat. Après les années soixante dominées par la mutation industrielle du service cartographique, les dernières références à un travail artistique étaient ainsi définitivement supprimées.

Si l’industrialisation était la principale raison du déclin artistique et artisanal de la rédaction cartographique, je pense que les motivations d’ordre scientifique ne doivent cependant pas être sous-estimées. Depuis les premiers projets d’une carte topographique de la France au début du 19e siècle se manifestait une tendance scientifique qui cherchait à imposer une recherche de l’augmentation de la précision uniquement fondée sur des procédés parfaitement formalisés utilisant les instruments de mesure les plus récents. Mais au-delà de la normalisation et de l’instrumentation des méthodes qu’elle partageait avec l’approche industrielle, la tendance scientifique s’exprimait dans la rédaction cartographique par une volonté de géométrisation, dont l’expression la plus radicale consistait à envisager une représentation purement topométrique, c’est-à-dire uniquement basée sur la mesure du terrain (la topométrie) et limitant l’impact de son interprétation (la topologie) dans le cadre d’une représentation géométrique sans effet esthétique.