J’ai montré que, dès la fin du 19e siècle, le discours scientifique sur une représentation topométrique du terrain justifiait systématiquement la volonté plus pragmatique de diminuer les compétences nécessaires aux opérateurs1666. Cette éternelle dichotomie entre une ambition scientifique, inscrite dans le développement même de la cartographie, et une réalité industrielle, de plus en plus importante, se retrouve dans la justification de l’adoption des nouveaux procédés de représentation du relief dans les années cinquante. Si, comme nous venons de le voir, les motivations industrielles furent prédominantes, l’IGN mit en avant un discours de rationalité scientifique qui mérite d’être déconstruit.
Les différentes cartes couvrant le massif du Mont Blanc offrent un exemple représentatif du caractère ambigu de ce discours scientifique. Les feuilles Chamonix et Mont Blanc furent l’objet des expérimentations topométriques les plus radicales menées dans les publications régulières de l’IGN, avec une représentation presque exclusivement en courbes de niveau des zones rocheuses d’une région pourtant très accidentée. La couverture cartographique de ce massif avait évidemment un aspect hautement symbolique, puisqu’une représentation officieuse, la carte Vallot, connaissait un succès considérable dans son édition au 1 : 50 000. Je pense qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence si, dans les Alpes du nord, les courbes nues ne furent employées que dans cette région : en adoptant une représentation topométrique, l’IGN se démarquait non seulement de l’œuvre des Vallot, dont la représentation du relief était plus classique (elle avait d’ailleurs participé à la définition du classicisme dans ce domaine), mais aussi de sa propre carte du massif au 1 : 10 000 qui adoptait une approche nettement plus figurative1667.
Pourtant, la justification officielle de l’adoption des courbes nues ne se fit que dans le registre scientifique et technique. Ainsi, la première édition au 1 : 25 000 des feuilles Mont Blanc 1-2 (1958), Chamonix 1-2 et Chamonix 5-6 (1974), portait l’indication suivante :
‘« Pour faciliter les études techniques, les zones rocheuses de cette carte sont presque en totalité représentées par des courbes de niveau. Les amateurs de courses en montagne ont intérêt à utiliser la carte pliée au 1:25 000 “Massif du Mont-Blanc”, en deux feuilles, qui couvre une plus grande étendue et comporte une représentation figurative et complète du rocher. »’Sans remettre forcément en cause la volonté de l’IGN de fournir un véritable document technique, je pense qu’il faut relativiser fortement cette affirmation de nécessité scientifique. Comme je l’ai déjà souligné, l’échelle du 1 : 25 000 n’était depuis longtemps plus suffisante pour les applications techniques qui demandaient des plans au 1 : 10 000, au 1 : 5 000, voire à des échelles encore supérieures. L’expression « études techniques » recouvrait certainement aussi un aspect scientifique, mais celui-ci ne se traduisait pas dans un besoin pratique : le massif du Mont Blanc était sans doute l’une des régions alpines les mieux connues et les plus étudiées depuis le 18e siècle et l’attention des scientifiques, en glaciologie et en géomorphologie, s’était portée sur les chaînes montagneuses moins connues de l’Himalaya, des Andes et des régions polaires. La nature synthétique de la carte se prêtant plus à une compilation des résultats de travaux scientifiques qu’à une utilisation comme source documentaire pour ces travaux, l’intérêt scientifique d’une telle carte au 1 : 25 000 était essentiellement pédagogique et concernait donc un public relativement limité.
Je considère donc que la représentation essentiellement topométrique du relief adoptée sur ces cartes du massif du Mont Blanc ne se justifiait pas tant par une nécessité scientifique et technique, comme le discours officiel la présentait, que par une volonté scientifique de représenter le relief de façon plus géométrique, soutenue par une nécessité industrielle de diminuer le coût de revient de la rédaction cartographique. J’interprète cette volonté non seulement comme l’expression de l’attachement au paradigme de développement scientifique de la cartographie, mais aussi comme une conséquence de la généralisation des photographies aériennes. En effet, je pense que la tendance figurative de la cartographie s’expliquait, entre autre, par le besoin de donner une vue verticale expressive, pour ainsi dire « réaliste », de la surface terrestre. La photographie aérienne remplissant cette fonction avec la fidélité tant appréciée dans la technique photographique, la carte devait se différencier par une abstraction supérieure qui passait, dans le cadre conceptuel d’une cartographie scientifique, par une représentation plus topométrique.
Voir supra, partie 2, chapitre 4.3.2.2.
Voir infra, partie 4, chapitre 4.2.4.