Conclusion

L’effort d’industrialisation du processus cartographique ne se limita pas aux seuls levés aériens. L’intégration de la rédaction cartographique dans un système de production rigide limitait singulièrement les possibilités d’évolution technique régulière, mais les nouvelles restrictions budgétaires du début des années cinquante amplifièrent suffisamment la pression industrielle à l’IGN pour qu’une mutation profonde et rapide soit engagée au tournant des années soixante. La rédaction des cartes de France au 1 : 20 000 et 1 : 50 000 se faisait déjà dans une organisation industrielle, l’emploi de dessinatrices à domicile étant favorisé par la relative simplicité d’une rédaction qui nécessitait peu de généralisation. Mais le développement des supports plastiques offrait un potentiel d’industrialisation encore plus important : non seulement la rédaction directe sur supports transparents permettait de limiter l’étape de reproduction photographique, mais les procédés de tracé et d’arrachage sur couches demandaient aussi une main d’œuvre moins qualifiée. Après être resté relativement stable pendant plus de trente ans, le processus de rédaction cartographique avait donc connu une mutation technique rapide, imposée par la direction de l’IGN sur des critères qui tenaient moins à la qualité technique des procédés eux-mêmes, qu’à la simplification et à la rationalisation du processus qu’ils permettaient. Au niveau de la rapidité et de la précision, ces procédés ne devinrent d’ailleurs véritablement efficace qu’après la remise en cause des spécifications de la carte de France qui s’opposa au projet ancien d’une carte homogène du territoire national.

Parallèlement, les mêmes préoccupations industrielles qui avaient imposé l’adoption de la rédaction sur support plastique participèrent à la résurgence de la tentation topométrique1673. Celle-ci s’inscrivait toujours dans une conception scientifique de la cartographie qui, au-delà de ses implications techniques, se traduisit après la seconde guerre mondiale dans une rhétorique d’autorité scientifique, omniprésente dans le discours cartographique, dont le but était d’assurer la validité des données représentées sur la carte. Mais la représentation strictement géométrique du terrain impliquait aussi une limitation des aspects artistique et artisanal de la cartographie qui recoupait les impératifs industriels de procédés suffisamment formalisés pour permettre l’emploi d’une main-d’œuvre peu qualifiée. Comme dans les années vingt, les partisans d’une représentation topométrique du terrain s’attaquèrent principalement au dessin du rocher qui restait le dernier bastion d’une approche plus artistique de la cartographie. Même s’ils conservaient dans la plupart des cas une partie réduite de figuration à l’effet, les procédés des courbes nues ou habillées permirent une simplification de la représentation du relief. Justifiés par un discours scientifique qui servait surtout d’alibi aux impératifs industriels, mais critiqués par des utilisateurs attachés à la richesse et à l’expressivité de la représentation du relief , ces procédés ne furent jamais généralisés avant la formalisation d’un nouveau compromis sur la représentation du relief pour le type 19721674.

Au moment même où s’imposait l’industrialisation du processus cartographique, la carte inachevée du Mont Blanc au 1 : 10 000 représentait une production paradoxale, entre l’affirmation des compétences techniques du service officiel et le chant du cygne d’une cartographie figurative et artistique, encore marquée par l’héritage des topographes-alpinistes. A mes yeux, son abandon en 1959 symbolisait la généralisation définitive de la conception utilitariste, dans ses dimensions industrielles et commerciales : la mutation des procédés de rédaction et les évolutions de la représentation du relief n’en furent que des conséquences techniques. Il marquait aussi une étape décisive dans la négation des spécificités de la cartographie de haute montagne, puisqu’à partir des années soixante, son évolution fut dominée par les tentatives répétées d’adaptation à la représentation normalisée du relief utilisée pour l’ensemble du territoire français, même si le potentiel commercial de la cartographie de ces régions touristiques limita le déclin de la tradition figurative1675.

Notes
1673.

Voir supra, partie 2, chapitre 4.3.2.

1674.

Voir infra, « Après 1960… », 2.

1675.

Voir infra, « Après 1960… », 3.2.