Conclusion

Depuis la fin du 19e siècle, l’évolution de la cartographie topographique française tendait vers une industrialisation encore limitée par les possibilités techniques de mécanisation et de division du travail, ainsi que par les difficultés financières du service officiel favorisant des solutions artisanales. Mais dans les années vingt, la direction volontariste de Bellot affirma l’orientation industrielle du service officiel en décidant de pallier au retard de la carte de France par l’augmentation de la productivité. Jusqu’en 1940, cette nouvelle orientation fut limitée par une organisation inadaptée du SGA. Sa transformation opportuniste en un Institut géographique national (IGN) civil, même si elle n’était pas la « réforme depuis longtemps nécessaire » que décrit l’histoire officielle, permit de réaliser l’industrialisation souhaitée. Intégré dans un ministère plus technique, l’IGN occupait la place centrale dans le dispositif d’information topographique de la France. Il avait obtenu la satisfaction de revendications anciennes du SGA, avec la création d’un cadre permanent de spécialistes de la cartographie et une autonomie de gestion, mais celle-ci se révéla rapidement théorique lorsque la baisse des crédits de fonctionnement obligea l’IGN à privilégier les travaux sur commande, confirmant définitivement son orientation industrielle et même commerciale.

Dans cette dynamique d’industrialisation du service cartographique, les levés aériens jouèrent un rôle central en permettant de généraliser à l’ensemble du territoire les procédés de restitution mécanique introduits par les levés stéréotopographiques terrestres dans les Alpes. Développées par les besoins du renseignement militaire pendant la première guerre mondiale, les applications topographiques de la photographie aérienne connurent un investissement institutionnel considérable, notamment motivé par le potentiel productif supérieur de la photogrammétrie aérienne et par l’analogie trompeuse entre la carte et la photographie aérienne. Après une décennie d’applications artisanales inspirées des travaux menés pendant le conflit, cet investissement aboutit à la solution du problème central de la restitution complète et mécanisée des clichés aériens. En France, le stéréotopographe Poivilliers, rapidement adopté par le SGA sur des critères qui n’étaient pas exclusivement techniques, s’imposa comme le cœur d’un système technique qui resta stable jusqu’à la fin des années soixante. Dès 1934, après seulement trois années d’essais étendus, le SGA généralisait officiellement l’emploi des levés aériens.

Dans les Alpes, après une très courte période d’utilisation parallèle, les levés stéréotopographiques terrestres étaient définitivement abandonnés au profit des levés aériens. Dans cette logique industrielle de normalisation des méthodes sur l’ensemble du territoire, le levé topographique des régions montagneuses perdit peu à peu ses spécificités. Si la couverture aérienne du massif du Mont Blanc en 1939 servit de validation prestigieuse de l’efficacité des levés aériens, elle fut également la dernière entreprise de levé spécialement conçue pour une région de haute montagne, avant la formalisation en 1953 de la notion de couverture aérienne systématique qui regroupait toutes les missions dans un même ensemble. En stigmatisant les opérations de terrain comme un obstacle au rendement industriel, l’industrialisation des levés aériens favorisa une évolution méthodologique qui réduisit toujours plus la durée de la préparation et du complètement, limitant les besoins en compétences spécifiques qui avaient entraîné l’apparition de véritables topographes alpins au SGA.

Les conséquences de l’industrialisation de l’IGN furent plus tardives dans le domaine strictement cartographique. L’intégration de la rédaction cartographique dans un système de production relativement rigide limitait singulièrement les possibilités d’évolution technique régulière. La mutation finalement engagée à la fin des années cinquante vers la généralisation des supports plastiques illustre parfaitement, par son ampleur et ses temporalités, la complexité d’une modification forcément en profondeur des procédés de rédaction cartographique, mais aussi la prédominance des impératifs industriels. Dans les années cinquante et soixante, le même souci d’industrialisation provoqua la résurgence de la tentation topométrique qui, bien que justifiée par un discours scientifique qui servait surtout d’alibi, était essentiellement motivée par la volonté d’accroître la mécanisation de la représentation cartographique et d’en supprimer tous les aspects artistiques et artisanaux. A l’opposée de cette normalisation industrielle, la carte du Mont Blanc au 1 : 10 000, dont la publication fut abandonnée en 1959 par l’IGN, représentait le chant du cygne d’une cartographie figurative et artistique, héritière de la conception des topographes-alpinistes, qui avait depuis le dernier quart du 19e siècle incarnée une approche spécifique de la cartographie de haute montagne.

Fondue dans la normalisation industrielle de toutes les étapes du processus cartographique, la représentation des régions montagneuses ne se différenciait presque plus de celle du reste du territoire, si ce n’est dans son potentiel commercial lié au développement touristique de ces régions. Ce fut d’ailleurs sous la pression des utilisateurs que l’IGN consentit à un nouveau compromis entre topométrie et expressivité dans la représentation du relief, mettant en place un système de représentation qui n’était plus spécifique par les moyens techniques utilisés, mais par son orientation utilitaire – nouvelle évolution d’une conception utilitariste qui s’était définitivement imposée avec l’industrialisation.