3.2.3. Le désengagement de l’IGN pour le contenu touristique.

Dans une tradition ancienne qui remontait aux premières collaborations ponctuelles entre le Club alpin français et le Service géographique de l’armée, engagées avant la première guerre mondiale et systématisées dans les années vingt, l’IGN fit appel à la collaboration des organismes intéressés par la cartographie de montagne pour fournir une documentation complémentaire aux levés topographiques et donner des indications sur les points importants à traiter. Participait ainsi à la collecte d’informations un panel assez classique formé d’associations de pratiquants de la montagne (Club alpin français, Fédération française de la montagne, Fédération française de ski, etc.), d’organismes d’aménagement du territoire (Rénovation rurale en montagne, direction des Parcs nationaux et régionaux, syndicats d’initiative, etc.), d’organisations de sécurité en montagne (guides de haute montagne, gendarmerie, protection civile), et des traditionnelles autorités locales qui concouraient depuis la carte de Cassini à la détermination et à la validation de la toponymie. Ces organismes fournissaient les données nécessaires à la surcharge touristique : itinéraires, refuges, équipements de sécurité, points intéressants, etc., chacun cherchant à imposer ses propres préoccupations. Je trouve d’ailleurs que le colloque de 1973 est un exemple particulièrement révélateur de cette dynamique dans laquelle chaque organisme tentait de démontrer la nécessité des informations qu’il voulait intégrer à la surcharge touristique, tout en affirmant pour la plupart qu’il fallait limiter cette surcharge pour garantir la lisibilité du fond topographique.

Dans cette collecte d’informations indirectes, la principale nouveauté consistait à demander ouvertement et systématiquement la communication par l’utilisateur lui-même des informations erronées ou oubliées sur la carte. Participant au souci de mise à jour régulière qui s’imposait à l’IGN avec l’affirmation de la conception utilitariste et l’approche de l’achèvement de la carte de base, ce type d’indication devint quasi-systématique à partir de 1971, alors qu’il n’avait été que ponctuellement intégré à l’habillage des feuilles auparavant, essentiellement au début des années cinquante (graphique 40). Le péritexte du type 1972 contenait ainsi l’indication suivante :

‘« Les utilisateurs de cette carte sont priés de faire connaître à l’I.G.N. les erreurs ou omissions qu’ils auront pu constater. Il sera tenu compte de leurs observations dans la prochaine édition. »’
Graphique 40 : Evolution de la présence des mentions « erreurs à faire connaître » sur les feuilles de l’IGN couvrant les Alpes du nord, de 1940 à 1987*.
Graphique 40 : Evolution de la présence des mentions « erreurs à faire connaître » sur les feuilles de l’IGN couvrant les Alpes du nord, de 1940 à 1987*.

* Le graphique représente l’évolution jusqu’en 1987 afin de souligner une tendance, mais mon corpus est loin d’être exhaustif pour la période 1980-1987 (voir supra, « Historiographie… », 2.1.5).

Pour répondre à l’importance croissante de la problématique touristique, l’IGN suivit dans les années soixante-dix et quatre-vingt un double mouvement apparemment contradictoire de désengagement de la cartographie purement touristique et de développement du contenu touristique de la carte de base. D’un côté, affirmant son rôle de producteur d’informations topographiques, il généralisa la mise à disposition de ses fonds topographiques pour d’autres éditeurs spécialisés dans les cartes touristiques, comme Didier et Richard à Grenoble ou divers petits éditeurs publiant des cartes pour les offices du tourisme locaux et les parcs naturels. Si l’IGN produisit encore quelques cartes de ce type, de façon très ponctuelle comme la carte des promenades du Grand Bornand au 1 : 25 000 en 1982, il ne suivit pas le programme ambitieux proposé par son directeur en conclusion du colloque de 1973, et qui prévoyait la publication de cartes spéciales pour tous les grands massifs alpins et éventuellement les massifs de moyenne montagne, envisageant même l’édition séparée de la carte de base et de versions été et hiver. Seules quelques feuilles de la série violette, destinée aux utilisations touristiques, furent publiées à partir de 1977 pour les massifs de la Vanoise, des Ecrins, du Queyras, ainsi que pour le Briançonnais, le Mont Cenis et les environs de Névache – les éditions spéciales plus précoces couvrant le massif du Mont Blanc étant également intégrées dans cette série (carte 32).

Carte 32 : Répartition des feuilles de la série violette au 1 : 25 000 couvrant les Alpes du nord, publiées entre 1973 et 1979.
Carte 32 : Répartition des feuilles de la série violette au 1 : 25 000 couvrant les Alpes du nord, publiées entre 1973 et 1979.

D’un autre côté, comme nous l’avons vu, l’institut intégra une surcharge touristique à la carte de base et commença à publier une édition spéciale, la TOP 25, pour remplacer la série bleue de base dans les régions touristiques. Dès lors, les éditions topographiques spéciales à grande échelle de l’IGN n’avaient plus de véritable raison d’être et furent abandonnées, mais au cours des années quatre-vingt, l’institut accentua son orientation commerciale et développa des éditions dérivées de plus en plus nombreuses, à des échelles et avec des surcharges touristiques variées, par exploitation du fonds topographiques de la carte de base. L’évolution contemporaine de l’IGN confirme donc mon hypothèse de la perte de la spécificité topographique de la cartographie des régions montagneuses, au profit d’une spécificité exclusivement touristique, fondée non pas sur les caractéristiques géographiques de la région représentée, mais sur les particularités des activités touristiques qui y sont développées.

Ce changement fondamental trouva à l’extrême fin du 20e siècle une application internationale avec la réalisation par l’IGN, sur une commande des clubs alpins français, suisse et italien, d’une série Alpes sans frontière représentant la chaîne des Alpes occidentales du lac Léman à la mer Méditerranée, dans une facture très proche du TOP 25 type 1993 français. Transgressant les particularités cartographiques nationales issues de traditions anciennes, cette série impose comme élément principal de la cartographie de montagne le contenu à vocation touristique et technique, notamment l’adoption, particulièrement mise en avant dans la promotion commerciale de la série, d’une projection et d’un quadrillage UTM pour permettre la compatibilité avec les systèmes de localisation GPS.