Conclusion : la perte de signification de la carte de « base ».

Pour conclure cette partie consacrée à l’évolution commerciale récente de la cartographie de montagne, je trouve intéressant de revenir sur les conceptions fixiste et utilitariste de la cartographie dont j’ai souligné, tout au long de mon étude, l’importance dans l’évolution institutionnelle et technique de la cartographie française.

Pour mémoire, j’ai qualifié de fixiste la conception de la carte comme un tableau figé d’un territoire à un moment donné, c’est-à-dire un document historique dans lequel la fonction figurative conservait généralement une place fondamentale. Malgré leurs applications pratiques, les deux premières cartes de France, dites carte de Cassini et carte de l’état-major, procédaient essentiellement de cette conception de la cartographie, qui se traduisait entre autre par une grande homogénéité de la réalisation puisque la fonction principale de la carte était de donner une représentation unique du territoire confirmant son contrôle politique par l’autorité publique. A partir de 1870, cette conception a commencé à être remise en cause par une conception que j’ai qualifiée d’utilitariste, pour laquelle la carte était avant tout un outil (militaire, administratif, technique, scientifique) dont la valeur dépendait entre autres de l’actualité. L’évolution de la carte de France fut alors marquée par l’équilibre entre ces deux conceptions : si le type 1900 était encore principalement fixiste, le type 1922 affirma son aspect utilitariste qui ne cessa d’être accentué jusqu’aux années soixante-dix et qui se traduisit notamment par une hétérogénéité de la représentation qui s’avérait moins problématique quand la carte était perçue comme un outil pour le présent, à adapter à des besoins particuliers et divers.

Dans cette orientation utilitariste, le développement des applications techniques entraîna toujours une diversification des spécifications de la carte de base. Après la deuxième guerre mondiale, l’explosion des besoins en cartographie technique participa fortement à l’hétérogénéité du type 1922. Dans le décret de 19661732, l’absence de définition précise des productions cartographiques de la mission de vocation de l’IGN, qui étaient d’ailleurs pour la première fois désignées officiellement comme les « cartes de base », traduisait l’évolution des besoins : la carte de France n’était plus perçue comme une entité unique censée donner un portait homogène du territoire national, mais comme une entité multiple s’adaptant aux besoins locaux dans une perspective utilitariste, voire rapidement consumériste. Comme le rappelle explicitement Alain Sinoir, la « bonne gestion » de l’IGN nécessitait de dresser des cartes plus détaillées et plus « riches » pour les zones fortement urbanisées où se développaient les besoins techniques, que « pour les zones rurales, forestières ou montagneuses à faible densité d’habitat »1733.

Dans une orientation industrielle, la conception utilitariste impliquait donc une cartographie hétérogène, du moins pour les produits cartographiques répondant à des besoins précis. C’est dans cette distinction que je vois la mutation fondamentale des années soixante-dix. En effet, les trois décennies de développement industriel de la France avaient montré que l’échelle du 1 : 25 000, et a fortiori l’échelle du 1 : 50 000, étaient largement insuffisantes pour les applications techniques, ce qui expliquait le développement de l’utilisation des levés aériens à très grande échelle, sous la forme de photographies aériennes classiques, d’orthophotographies ou d’orthoplans1734, pour dresser des documents spécifiques répondant à des besoins techniques spécifiques. Dans une certaine mesure, la publication d’éditions touristiques dérivées dans les années soixante confirmait la nécessité commerciale d’une diversification des produits cartographiques pour répondre aux besoins spécifiques des clients.

Selon moi, entre les années cinquante et les années soixante-dix, l’hétérogénéité croissante de la carte de France fit que la carte de « base » devint en quelque sorte une entreprise virtuelle, formée des données cartographiques potentiellement exploitables dans les levés aériens, et ponctuellement exploitées sous la forme des diverses éditions de la carte de France. La carte de « base » regroupait l’ensemble des informations nécessaires à la publication de cartes plus ou moins spécialisées, plus ou moins dérivées également parce qu’il n’existait plus une carte homogène, même inachevée, pour servir de véritable base. En définitive, alors que le décret de 1966 définissait pour la première fois la mission de vocation de l’IGN non par les techniques mises en œuvre, mais par les produits de ces techniques1735, la notion de carte de base perdait paradoxalement de sa singularité et se transformait plus en une mission de production d’information cartographique, qu’en un produit réel et homogène.

Avec l’adoption du type 1972, l’effort de normalisation de la carte de France semblait marquer une rupture dans cette évolution utilitariste, avec la réalisation de la carte générale, unitaire et stable du territoire envisagée dans la tradition fixiste. En effet, malgré quelques modifications mineures et le développement de la surcharge touristique, les spécifications fondamentales du type 1972 restèrent remarquablement stables, alors que la cartographie connaissait des mutations technologiques considérables avec le développement de l’informatique. L’effort de transformation des anciennes feuilles en type 1972 souligne d’ailleurs une volonté d’homogénéisation de la cartographie du territoire que ne justifiait aucun besoin technique. Aujourd’hui encore, le type 1993 ne diffère que peu du précédent type : la série orange au 1 : 50 000 et la série bleue au 1 : 25 000, y compris avec la variante que constitue la série TOP 25, forment une couverture cartographique du territoire française, particulièrement homogène par rapport à la situation connue entre les années vingt et les années quatre-vingt.

Mais l’homogénéité du type 1972 s’explique en fait moins par des critères fixistes que par des critères utilitaristes imposés par l’orientation commerciale de l’IGN. Fondamentalement, je pense que ce type ne constitue pas la véritable carte de base, mais un dérivé de la carte de base « virtuelle » que j’ai décrite plus haut, à destination du grand public et pour répondre à la diversification du produit cartographique. D’ailleurs, cette virtualisation n’est pas restée une vue de l’esprit : elle s’est traduite par la conception et la commercialisation d’une base de données topographiques, la BD Topo, qui regroupent toutes les données issues de la restitution des levés aériens, pour qu’elles soient exploitées dans des applications techniques spécifiques. En limitant l’étape de la rédaction et en supprimant celle de la reproduction, cette base de données permet une mise à jour plus rapide des informations topographiques à partir de la couverture aérienne systématique du territoire. Elle s’inscrit donc complètement dans la conception utilitariste de la cartographie comme un outil régulièrement actualisé, dont j’ai décrit le développement depuis le dernier quart du 19e siècle.

Ainsi, les nouveaux supports de l’information géographique technique (orthoplan, Système d’information géographique – SIG) ont rapidement concurrencé, puis définitivement remplacé la carte de base dans son rôle de source primordiale pour l’information topographique. En ce sens, je vois dans l’évolution récente une perte de signification de la carte de base physique, c’est-à-dire les cartes au 1 : 25 000 et au 1 : 50 000, dans sa conception utilitariste. Mais la poursuite de son développement montre qu’elle se justifie également par sa dimension commerciale, qui s’inscrit dans l’évolution de la conception utilitariste de la cartographie. Pour autant, il est permis de penser qu’elle conserve aussi une dimension symbolique d’unification du territoire français par sa cartographie homogène, qui procède toujours de la conception fixiste et qui peut expliquer son succès commercial – preuves que les deux concepts que j’ai introduit dans mon étude sont autant complémentaires qu’antagonistes et restent pertinents pour expliquer l’évolution de la cartographie contemporaine.

Notes
1732.

Voir supra, « Après 1960… », 1.1.2.

1733.

SINOIR Alain. 1940-1990 : une histoire mouvementée. Op. cit., p. 47-48.

1734.

L’orthophotographie est une photographie aérienne qui a été transformée d’une perspective conique oblique en une projection cylindrique verticale à une échelle définie, c’est-à-dire que toutes les déformations liées à la prise de vue (redressement classique) mais aussi au point de vue vertical (modification de l’échelle de reproduction en fonction de l’altitude des éléments photographiés), ont été corrigées. Elle est donc à peu près superposable à une carte à la même échelle (sauf modifications liés à la généralisation cartographique). Dotée d’un quadrillage, d’un habillage et parfois même de courbes de niveau, elle devient un orthoplan. Selon un article de 1972, « l’orthophotographie constitue un document cartographique de coût peu élevé et que l’on peut obtenir par un traitement automatique des photographies aériennes ».

DUCHER Guy. Automatisation de l’établissement des orthophotocartes. Bulletin d’information de l’IGN, décembre 1972, 20, p. 30.

1735.

Voir supra, « Après 1960… », 1.1.2.