Conclusion générale

Du désert cartographique à l’intégration complète : la haute montagne dans les cartes de France.

Dans la cartographie topographique des pays industrialisés, les régions de haute montagne sont passées, entre le 18e siècle et la fin du 20e siècle, d’un désert cartographique à une intégration complète et normalisée dans la couverture du reste du territoire. Par la difficulté de leur terrain, leur position frontalière et leur développement touristique précoce, les Alpes du nord constituent un exemple révélateur de cette évolution, en même temps qu’elles offrent un point de vue particulièrement pertinent sur l’histoire plus générale de la cartographie française.

En France, le 19e siècle fut dominé par la réalisation de la carte d’état-major au 1 : 80 000 qui imposa une représentation potentiellement géométrique du relief, basée sur le système des hachures normalisées. Exécutée sous le contrôle exclusif des militaires, elle couvrit cependant les régions de haute montagne, encore majoritairement considérées comme des obstacles dont la cartographie ne devait indiquer que les zones de franchissement, moins dans un souci d’utilité militaire que dans une traditionnelle perspective de prestige politique, accentuée par l’annexion de la Savoie en 1860. Mais dans la deuxième moitié du 19e siècle, la perception de la haute montagne fut modifiée par deux évolutions parallèles : d’un côté, le développement de la glaciologie, puis de la géomorphologie, ouvrit définitivement les Alpes aux investigations des savants, donnant naissance à une cartographie indépendante qui, alimentée par l’essor de l’ascensionnisme, s’incarna dans la figure originale du topographe-alpiniste ; d’un autre côté, la guerre de 1870 bouleversa les conceptions cartographiques des militaires français, en soulignant la nécessité d’une carte régulièrement mise à jour et utilisée comme outil sur le terrain même. Alors que le service cartographique était définitivement séparé des activités historiques de l’ancien Dépôt de la guerre, ses brigades topographiques généralisèrent une nouvelle méthode de levés de précision qui reposait sur la mesure systématique du terrain et sa représentation géométrique en courbes de niveau - même si la haute montagne continuait d’être levée par des procédés laissant une plus grande place à l’interprétation du topographe. A l’extrême fin du siècle, cette mutation de la cartographie topographique s’incarna dans le projet d’une nouvelle carte de France au 1 : 50 000 : si sa réalisation resta particulièrement lente pour l’essentiel du territoire jusqu’aux années vingt, les tensions frontalières avec l’Italie favorisèrent une couverture importante de la région stratégique des Alpes du nord.

Dans la première moitié du 20e siècle, les Alpes furent donc l’objet d’une double couverture cartographique, l’une assurée par les topographes militaires du Service géographique de l’armée (SGA) pour les plans directeurs au 1 : 20 000 et la nouvelle carte de France, l’autre par les topographes-alpinistes, fédérés autour du Club alpin français (CAF) et formés à des techniques quasi-professionnelles par Henri Vallot. Malgré des relations privilégiées entre les deux groupes, cette concurrence cartographique constituait une véritable opposition structurelle, qui trouvait son origine dans la dimension symbolique de l’acte cartographique, censé traduire l’unité politique du territoire par l’unité graphique de sa représentation. Elle influença fortement l’évolution de la cartographie officielle jusqu’aux années quarante, dans une dynamique paradoxale mêlant l’affirmation de son orientation industrielle et l’apogée d’une pratique artisanale dans les Alpes. D’un côté, par réaction aux travaux des topographes-alpinistes fondés sur une simplification graphique de la méthode de levés photographiques du colonel Laussedat, le SGA surinvestit la représentation des Alpes du nord, notamment grâce à l’exploitation partiellement mécanisée de levés photographiques, et participa ainsi au déclin de l’activité des topographes-alpinistes dès la fin des années vingt. D’un autre côté, par adhésion aux positions de ces derniers – motivée par sa volonté d’éviter la résurgence d’une concurrence cartographique en satisfaisant lui-même les besoins des alpinistes –, le SGA formalisa un système de représentation inspiré des cartes topographiques suisses, qui préservait une part importante d’expressivité artistique ; son application était facilitée par l’existence d’un petit groupe informel d’officiers-topographes alpins, dont l’excellence artisanale limitait une industrialisation pourtant souhaitée par la direction du service. Ainsi, la cartographie de la haute montagne conserva finalement jusqu’aux années quarante les spécificités artisanales qu’avaient défendues les topographes-alpinistes.

Cependant, puisque les autorités publiques refusaient toujours des crédits réguliers aux entreprises cartographiques qu’elles n’arrivaient pas à concevoir sur le long terme, la direction du SGA avait décidé, au lendemain de la première guerre mondiale, de pallier le retard de la carte de France par la solution technique des levés aériens. Durant l’entre-deux-guerres, cette méthode passa d’une application artisanale à une généralisation industrielle à tous les travaux de la carte de France, permise par l’adoption rapide du stéréotopographe au cœur du processus des levés aériens. Dernière opération spécifique à la haute montagne, la couverture aérienne du massif du Mont Blanc en 1939 servit de validation prestigieuse de l’efficacité de la méthode. Dès lors, l’évolution institutionnelle et technique du service cartographique fut dominée par la prépondérance des problématiques industrielles. En 1940, le remplacement opportuniste du SGA par un Institut géographique national (IGN) civil marqua une rupture profonde, notamment au niveau du personnel, mais permit un important investissement matériel, motivé par la reconstruction et la modernisation de la société française ; puis à partir des années cinquante, les restrictions budgétaires récurrentes déterminèrent l’orientation commerciale de l’IGN qui s’affirma alors comme un organisme producteur d’informations topographiques. Au niveau technique, la formalisation des procédés cartographiques fut dominée par les impératifs économiques de productivité et de déqualification du travail, que ce soit dans la stigmatisation des travaux de terrain (préparation, complément et révision) ou dans la mutation des méthodes de rédaction. Dans les Alpes, cette orientation industrielle se traduisit par une orientation technique justifiée par l’alibi scientifique : elle participa au déclin de la spécificité de la cartographie de haute montagne, dont le début fut symboliquement marqué en 1959 par l’abandon de la publication de la carte du Mont Blanc au 1 : 10 000, dernière entreprise exclusivement conçue pour la haute montagne dans un esprit figuratif héritier de la conception des topographes-alpinistes.

A la fin des années soixante, la confirmation législative de l’orientation commerciale de l’IGN contribua à l’adoption de nouvelles spécifications pour les cartes de France, le type 1972, dans lesquelles la représentation du relief était profondément normalisée sur tout le territoire. Définitivement intégrées dans une carte de France plus homogène, les régions de haute montagne ne se singularisaient plus que par la nature de la surcharge touristique : la dernière spécificité de leur cartographie n’était donc plus liée à leurs caractéristiques géographiques, c’est-à-dire à leur topographie au sens propre, mais seulement aux utilisations des feuilles les représentant, c’est-à-dire à leur potentiel commercial.