D’une conception fixiste à une conception utilitariste de la cartographie.

Au-delà de l’analyse des conditions de l’apparition, puis du déclin d’une cartographie spécifique de la haute montagne, j’ai pu définir grâce à cette étude – et c’est un apport théorique qui me paraît important – deux conceptions antinomiques, mais coexistant toujours dans la cartographie d’une époque : d’un côté, une conception traditionnelle de la carte comme un tableau figé du territoire à un moment donné, document figuratif imposant l’unicité du territoire et son contrôle régalien par l’autorité publique, que j’ai qualifiée de fixiste ; d’un autre côté, apparue au 19e siècle, une conception nouvelle de la carte comme un outil de terrain devant être régulièrement mis à jour, que j’ai qualifiée d’utilitariste.

Malgré leurs justifications utilitaires, les cartes de France de Cassini et de l’état-major restaient profondément inscrites dans la conception fixiste, comme en témoignent leur faible volume de tirage et l’ignorance quasi-complète de la question de leur actualité. Bien qu’elles soient fondées sur des méthodes plus ou moins géométriques, l’homogénéité et l’expressivité de leur représentation traduit un souci figuratif constant que l’on retrouve dans les premières cartes indépendantes des Alpes, véritables tableaux de la montagne par la finesse de leur dessin, la subtilité des dégradés de couleur, la taille même des feuilles plus propice à l’étalage sur un mur qu’à la consultation sur le terrain.

La guerre de 1870 marqua une rupture profonde, mais jamais définitive avec cette conception fixiste de la cartographie. Le développement de l’utilisation des minutes de la carte d’état-major avait déjà souligné la nécessité de documents techniques moins figuratifs et plus pratiques, mais ce fut l’exploitation efficace de la documentation cartographique par l’armée prussienne qui permit l’extension de cette mutation conceptuelle dans les sphères décisionnelles. A partir du dernier quart du 19e siècle, la carte commença à être pensée comme un document utilitaire dont l’actualité était une nécessité. La mise en place difficile des révisions de la carte d’état-major, le développement des plans directeurs, le projet même d’une nouvelle carte de France au 1 : 50 000 s’inscrivaient dans cette conception utilitariste de la cartographie. Pour autant, la tradition fixiste et figurative n’avait pas disparu : les premières spécifications définies pour la nouvelle carte de France, appelées type 1900, restaient particulièrement luxueuses, et si la carte fut reconnue comme un chef-d’œuvre grâce à l’expressivité de son dessin, sa mise à jour régulière en était pénalisée.

Dans le milieu des topographes-alpinistes, les implications scientifiques et techniques de la conception utilitariste étaient parfaitement intégrées sous l’influence d’Henri Vallot, mais la dimension artistique de la carte restait importante, spécialement chez le pyrénéiste Franz Schrader. Les modalités particulières de coexistence des topographes professionnels du SGA et des topographes « amateurs » de la Commission de topographie du CAF déterminèrent le maintien d’un certain compromis entre les conceptions fixiste et utilitariste jusqu’à la fin des années trente. Même si la tendance scientifique s’imposait peu à peu avec une représentation plus topométrique qu’artistique, certains aspects de la cartographie de haute montagne restaient inscrits dans la tendance figurative, en particulier la représentation du rocher à l’effet.

Dans les années trente, l’industrialisation du processus cartographique au SGA et le déclin de l’activité des topographes-alpinistes participèrent à la généralisation de la conception utilitariste, qui se traduisit, dans les années cinquante et soixante, par l’hétérogénéité croissante de la carte de France, désormais formée de feuilles employant des représentations différentes en fonction de leurs utilisations potentielles. Si l’homogénéité retrouvée avec le type 1972 témoignait, dans une certaine mesure, de la persistance du souci « fixiste » d’une représentation unifiée du territoire national, une analyse plus approfondie montre que ce type résultait aussi et surtout du souci « utilitariste » imposé par la nouvelle orientation commerciale de l’IGN : il ne fallait pas dérouter l’usager, et s’adapter aux nouvelles et multiples utilisations d’une carte de base définitivement destinée au grand public depuis le développement de documents spécialement adaptés aux utilisations techniques (photographies aériennes, orthoplans, bases de données topographiques).

Mon étude a montré que ce passage d’une conception majoritairement fixiste à une conception majoritairement utilitariste de la carte de France est particulièrement nette dans la cartographie de haute montagne. En à peine deux siècles, les régions montagneuses sont passées du statut d’obstacles qu’il n’était pas nécessaire de représenter, à celui de spectacles de la nature qu’il fallait rendre avec le plus d’expressivité possible, puis à celui d’éléments topographiques à détailler de manière scientifique, et enfin à celui de terrains presque comme les autres à représenter précisément pour l’aménagement du territoire et les activités touristiques. Mais au-delà de ce cas particulier très représentatif, j’estime que ces deux conceptions forment un socle théorique susceptible de servir à l’histoire de toutes les formes de cartographie, envisagée dans une approche plus épistémologique que strictement factuelle.