Le paradigme du développement scientifique de la cartographie.

L’histoire de la cartographie entretient un rapport ambigu avec l’histoire des sciences, qui trouve son origine dans la définition difficile, et variable selon les époques, de la cartographie, entre art, science et technique. Dominée par une tradition historiographique basée sur l’analyse référentielle, l’histoire de la cartographie a connu un renouvellement dans les années soixante-dix qui, s’il était en partie inspiré par celui de l’histoire des sciences, s’est surtout limité à l’adoption d’une approche critique de la dimension sociopolitique de la carte. Dans un article qui fut une étape essentielle de ce renouveau, John Brian Harley reprenait pourtant le concept défini par l’historien des sciences Thomas Kuhn pour souligner l’inscription de la cartographie, depuis la fin du 17e siècle, dans un paradigme de développement scientifique qui envisage le progrès des techniques et de la normalisation comme un moyen pour augmenter la précision des documents cartographiques et leur faire atteindre une perfection incarnée par l’idéal d’objectivité scientifique. Ce rapprochement stimulant n’a pourtant guère été exploité par les historiens de la cartographie, dont la focalisation habituelle sur l’époque moderne et l’analyse sociopolitique limite l’objet de recherche à une cartographie qu’ils considèrent, inconsciemment souvent et à tort selon moi, ne pas relever de l’histoire des sciences.

L’une des originalités de mon travail est justement de reprendre ce rapprochement en appliquant à l’histoire de la cartographie les méthodes de l’histoire des sciences et des techniques. En ce sens, ma thèse n’apporte à cette dernière que la démonstration de la validité de certains de ses concepts dans une étude de cas qui sort en partie de son cadre habituel, puisque la cartographie n’est ni une discipline scientifique au sens strict, ni une simple technique, mais plutôt la combinaison de différentes applications des sciences de la terre (géodésie, topographie) à la communication d’une connaissance géographique – ce qui justifia son statut longtemps accepté de « discipline annexe » de la géographie. En particulier, la cartographie contemporaine illustre parfaitement la pertinence de la notion de paradigme et de science normale, et mon étude de son évolution technique montre l’efficacité de l’analyse critique du critère de performance replacé dans le contexte d’une culture technique dont les motivations échappent souvent à la seule rationalité scientifique.

Par contre, ma thèse apporte à l’histoire de la cartographie la preuve essentielle que l’histoire des sciences et des techniques permet véritablement de renouveler son analyse en dépassant le seul cadre des études référentielles ou sociopolitiques. En traitant de la période contemporaine dans laquelle l’orientation scientifique de la cartographie est de plus en plus affirmée par ses acteurs eux-mêmes, j’ai pu étendre le cadre d’analyse de Harley qui était resté focalisé sur l’époque moderne et le seul domaine politique. En appliquant le même type de déconstruction du discours cartographique « scientifique », j’ai montré toute l’ambiguïté des rapports entre la science et la cartographie au moment où s’affirmait dans cette dernière le contrôle étatique et l’industrialisation des processus.

D’un côté, l’évolution technique confirme l’hypothèse de Harley qui décrit le développement de la cartographie comme une science normale, reprenant l’expression de Thomas Kuhn pour souligner qu’il se fait à l’intérieur d’un paradigme qui n’est pas remis en question. En introduisant les premières pratiques de mesure systématique du terrain en cartographie, la méthode de la triangulation posa au 17e siècle les fondations de ce paradigme de développement scientifique, qui se généralisa aux 19e et 20e siècles avec la géométrisation de la représentation topographique et l’instrumentation des procédés de levés du terrain, depuis les levés de précision jusqu’à la photogrammétrie aérienne et plus récemment l’imagerie satellite. L’évolution de la représentation du relief est particulièrement représentative de la diffusion de ce paradigme, qui, dans le cas particulier de la cartographie de haute montagne, se traduisit par l’accentuation et en même temps la négation des spécificités de cette cartographie. D’une part, j’ai montré que le développement d’une cartographie indépendante s’était inscrit dans la découverte scientifique de ces régions, au sein d’une conception de l’alpinisme qu’Olivier Hoibian désigne par le terme remarquablement significatif d’excursionnisme cultivé 1736  ; en requérant la représentation d’un nombre croissant de particularités topographiques, l’augmentation de la connaissance scientifique de la haute montagne participa à sa cartographie spécifique. Mais d’autre part, l’évolution technique des procédés de levés privilégia un détachement du terrain qui permit de s’affranchir de ces particularités, notamment avec la photographie aérienne et l’automatisation, et une uniformisation des méthodes cartographiques, quel que soit le terrain représenté : elle participa ainsi à la négation des spécificités de la cartographie de montagne.

D’un autre côté, j’ai montré que le caractère scientifique de plus en plus affirmé du discours cartographique ne traduisait pas seulement la « scientificisation » des méthodes cartographiques, mais aussi l’instrumentalisation d’un alibi scientifique. L’accroissement des références scientifiques dans l’habillage des cartes montrait l’utilisation du discours scientifique comme une nouvelle forme de rhétorique d’autorité, destinée à certifier la validité des informations contenues dans ces cartes auprès d’un public plus nombreux et moins sensible aux traditionnels arguments d’autorité institutionnelle. L’évolution de la représentation du relief offre un autre exemple de cette instrumentalisation : depuis le 19e siècle, la généralisation des procédés de mesure instrumentale de l’altitude et de représentation géométrique du relief est motivée par un discours de nécessité scientifique qui justifie l’investissement dans les nouvelles techniques en même temps qu’il est démenti par les utilisations réelles des cartes. En effet, la représentation cartographique s’est pendant longtemps fondée sur l’interprétation topologique du terrain, même si cette pratique a décliné avec la généralisation de la restitution mécanisée des levés photographiques dans les années trente. En tant que produit de la science, la carte topographique pouvait donc difficilement être une source de base du travail scientifique ; encore aujourd’hui, sa nature extrêmement synthétique privilégie d’ailleurs son utilisation comme un document de compilation des théories existantes plutôt que comme une source à la formulation de nouvelles théories (contrairement aux documents plus « bruts » que constituent, par exemple, les images satellites ou leurs traductions cartographiques automatiques).

Plus généralement, mon étude de cas a aussi montré que le développement scientifique de la cartographie est toujours limité par l’influence permanente des modes de représentations culturelles (persistance du besoin d’expressivité de la carte) et d’impératifs extérieurs à la cartographie (militaires, politiques, financiers, commerciaux). Je pense d’ailleurs que la déconstruction du discours cartographique prônée par Harley doit être généralisée en dehors du seul domaine sociopolitique qu’il a lui-même considéré. L’argumentaire scientifique ne se contente pas de masquer la nature idéologique de la carte : j’ai prouvé qu’il est également, et régulièrement, utilisé comme un alibi plus ou moins pertinent pour l’adoption de changements techniques motivés par les seuls impératifs industriels. Selon moi, cette justification scientifique est efficace parce que la conception scientifique de la cartographie partage des préoccupations essentielles avec son industrialisation, en particulier un souci de rationalisation des procédés qui passe par la réduction, voire la suppression, de ses aspects artistiques souvent artisanaux. Là encore, l’histoire des sciences et des techniques montre son efficacité dans l’étude d’une discipline dont le caractère scientifique, qui s’est imposé à l’époque contemporaine et est resté unanimement accepté, n’a jamais été véritablement critiqué. Elle offre aussi des éléments essentiels pour une nouvelle interprétation du rôle politique de la cartographie.

Notes
1736.

HOIBIAN Olivier. Les Alpinistes en France. Op. cit.