Reconnaissance politique et industrialisation : la cartographie dans la modernisation de l’Etat.

Depuis la carte de Cassini, les autorités publiques ont toujours manifesté une profonde difficulté – ou réticence – à concevoir les entreprises cartographiques nationales sur le long terme. Les restrictions budgétaires ont constamment compliqué et ralenti la réalisation de la carte d’état-major, puis de la nouvelle carte de France au 1 : 50 000. Bien qu’il ait toujours très clairement perçu la dimension symbolique de l’acte cartographique dans le contrôle régalien du territoire, l’Etat ne semble avoir vraiment réalisé l’importance d’une carte achevée et mise à jour qu’au moment des crises majeures que constituaient les tensions diplomatiques et les conflits militaires. Ainsi, si la guerre de 1870 et la première guerre mondiale eurent une influence considérable sur la cartographie de la France, l’évolution des relations franco-italiennes fut encore plus importante pour la cartographie des Alpes du nord, favorisant un investissement récurrent mais ponctuel dans la représentation détaillée des zones frontalières. Cependant, l’activité cartographique se fait sur des temps beaucoup plus longs que la gestion de l’Etat : bien que l’orientation des travaux soit fondamentalement inspirée par le climat politique, cette différence de temporalité a toujours déterminé un rapport distendu entre le contexte politique et les réalisations cartographiques, qui s’opposa pendant longtemps à la reconnaissance du travail cartographique.

Toute l’évolution du service officiel, depuis le Dépôt de la guerre au 17e siècle jusqu’à l’Institut géographique national créé en 1940, est ainsi dominée par sa quête de légitimité et d’autonomie. Les difficultés à maintenir un cadre permanent de spécialistes de la cartographie et à conserver des crédits budgétaires suffisamment réguliers pour des entreprises de longue haleine, procédaient essentiellement de l’ignorance des spécificités du travail cartographique par les autorités publiques. Ces difficultés constituèrent la principale motivation à l’industrialisation de la pratique cartographique engagée très tôt dans les années vingt : la direction du SGA présentait l’orientation industrielle comme un moyen de pallier au retard de la carte de France par l’augmentation du rendement, puisque les crédits ne permettaient pas de le résorber par l’augmentation du personnel. L’évolution commerciale de l’IGN, toujours d’actualité, s’inscrit dans la même dynamique, puisqu’elle résulte essentiellement des réductions budgétaires qui obligèrent l’institut, dès le début des années cinquante, à privilégier les travaux de commande à sa mission de vocation – la réalisation de la carte de France.

Pourtant, le développement des cartographies nationales accompagna systématiquement la modernisation des Etats à partir du 18e siècle. Les premières cartes générales d’une nation, dressées à partir de levés du territoire basés sur une triangulation, coïncidèrent avec la mise en place d’Etats centralisés puissants, pour des raisons militaires (développement de l’artillerie, notamment), administratives (restructuration des systèmes d’impôts autour de contributions foncières nécessitant la mesure précise des surfaces) et scientifiques (calcul des dimensions de la Terre) – les nouvelles structures institutionnelles nées de la « révolution » scientifique des 16e et 17e siècles offrant un soutien considérable aux entreprises cartographiques. Ces cartes marquèrent également l’adoption définitive du paradigme de développement scientifique de la cartographie, qui, en prétendant que la carte peut représenter objectivement la réalité du territoire, nie l’importance de son contenu idéologique, politique et culturel. Ainsi, malgré son soutien irrégulier en France, la cartographie moderne et « scientifique » a été, depuis le 18e siècle, un outil d’affirmation de l’autorité de l’Etat central, d’autant plus puissant qu’il a été supposé objectif.