Pour une histoire de la cartographie contemporaine.

Ces dernières réflexions rappellent qu’au-delà de l’étude de la cartographie alpine, mon ambition était d’apporter, à partir d’une analyse fondée sur les méthodes de l’histoire des sciences et des techniques, des éléments à une histoire de la cartographie contemporaine qui reste encore à faire1737. Je pense en effet qu’il est nécessaire d’étudier plus globalement les changements fondamentaux intervenus dans l’activité cartographique aux 19e et 20e siècles. Mon étude a montré certaines caractéristiques de ces changements ; elle m’a également permis de poser les bases d’une analyse théorique plus générale de la cartographie contemporaine, qui devrait permettre de définir les outils conceptuels adaptés qui font encore partiellement défaut, puisque l’histoire de la cartographie reste majoritairement concentrée sur les périodes antérieures au 19e siècle. Elle a aussi ouvert de nombreuses orientations de recherche qui mériteraient d’être approfondies.

Parmi celles-ci, après avoir posé dans cette thèse des fondations solides pour une étude des rapports complexes entre le développement scientifique de la cartographie, son industrialisation et la modernisation de l’Etat, je pense qu’il faudra étudier précisément dans quelles conditions la généralisation du paradigme de développement scientifique de la cartographie résultait, accompagnait et / ou soutenait l’effort plus général de rationalisation de l’Etat. J’ai prouvé que le discours scientifique avait été régulièrement instrumentalisé pour justifier des entreprises cartographiques ou des réformes techniques. Mais il reste à étudier plus précisément la place que prirent les cartographes devenus « scientifiques » dans un dispositif étatique qui faisait de plus en plus appel aux experts.

L’affirmation des nationalismes au 19e siècle soulève également d’autres questions importantes. La cartographie joua nécessairement un rôle crucial dans le processus d’unification et d’uniformisation du territoire qui suivit la transformation de la notion de frontière d’une simple conception politique en une réalité qui pénétrait les sphères du social et du culturel. Au-delà de l’histoire évènementielle des modifications de cette frontière, ses modes de représentation devraient être étudiés dans leur rôle de communication d’un contenu idéologique et politique. Comment sont représentés les deux côtés d’une frontière selon le pays qui produit la carte ? Comment la frontière elle-même est représentée ? Comment se négocie et se détermine son tracé ? La cartographie n’est jamais neutre et en cela elle constitue une source fondamentale pour étudier le problème de l’identité nationale. Pour ces questions, les Alpes du nord offrent un point de vue particulièrement pertinent, parce que la frontière franco-italienne, complexe et disputée, se trouve au cœur de l’histoire très imbriquée des deux pays, non seulement au niveau politique, mais aussi au niveau cartographique. Il me suffit d’ailleurs de rappeler quelques faits pour souligner cette imbrication : la première carte de France dressée sous la direction d’une dynastie d’Italiens, les Cassini ; les nombreux travaux cartographiques commandés par Bonaparte en Italie ; la cession à la France d’une partie non négligeable du territoire italien en voie d’unification en 1860 ; la révision du tracé des frontières après la seconde guerre mondiale ; ou encore la collaboration récente pour la publication de carto-guides couvrant uniformément les deux versants de la chaîne alpine.

Au-delà de la question de la frontière qui détermine les nations, la mise en place très précoce de collaborations cartographiques transnationales pose aussi de nombreuses questions. D’abord forcées, comme les travaux de délimitation des frontières après un traité de paix, elles devinrent rapidement volontaires. Par exemple, comme nous l’avons vu, une commission austro-sarde acheva, entre 1821 et 1823, la chaîne géodésique Bordeaux-Fiume commencée sous l’Empire par les ingénieurs géographes français. Plus récemment, d’importants efforts de normalisation ont été dirigés par des organismes internationaux comme l’OTAN ou la Communauté européenne. Il faudra étudier les différents modes de fonctionnement de ces collaborations, replacées dans leur contexte historique. Quels bénéfices en tiraient les Etats ? Quelles stratégies étaient mise en œuvre dans leur négociation ? Dans quelles conditions la communication internationale et les échanges se faisaient-ils dans des domaines aussi stratégiques que les techniques de levé topographique ou les documents cartographiques ? Au-delà de la seule histoire de la cartographie, ces questions intéressent aussi l’épistémologie, en particulier dans le rôle qu’a pu jouer la notion d’universalisme de la science dans ces rapprochements. Là encore, les Alpes du nord peuvent constituer une base solide pour des études approfondies.

Dans une perspective plus globale, l’histoire de la cartographie contemporaine devrait aussi réfléchir sur les modèles nationaux de développement cartographique. Comment, dans le cadre d’un paradigme de développement « scientifique » globalement partagé par les nations occidentales, qui définit la cartographie comme une discipline objective, rationnelle, et donc universelle, s’exprimèrent des spécificités nationales qui reflétaient une identité géographique, historique et culturelle ? Avec le développement de la normalisation internationale, ces spécificités s’exprimaient-elles toujours autant dans la deuxième moitié du 20e siècle ? Le détachement du terrain permis par les techniques de levés modernes modifia-t-il le rapport au territoire et intensifia-t-il la nature symbolique de sa représentation ?

Je pense que l’approche pluridisciplinaire de la « nouvelle » histoire de la cartographie est particulièrement pertinente pour traiter des questions posées par l’évolution contemporaine de la cartographie. Dans le cadre défini des Alpes du nord, j’ai prouvé que l’histoire des sciences et des techniques pouvait apporter des éléments décisifs pour compléter les analyses plus traditionnelles de l’histoire de la cartographie. En posant les bases d’une nouvelle interprétation de l’histoire de la cartographie française, j’ai soulevé de nombreuses questions qui nécessiteraient des études spécifiques. C’était d’ailleurs l’une des deux principales ambitions de mon travail : je pense avoir exposé précisément les conditions dans lesquelles se développa, puis déclina une cartographie spécifique de la montagne ; il me reste maintenant à exploiter les nombreuses pistes que cette étude à mise jour pour une histoire générale de la cartographie française et de la cartographie contemporaine dans son ensemble, envisagée dans une orientation épistémologique nouvelle dans ce champ de recherche.

Notes
1737.

Les seules histoires générales de la cartographie traitant de la période contemporaine ont été, pour la France en tout cas, l’œuvre des services qui assurèrent successivement cette cartographie. Leur contenu factuel est souvent indispensable, mais elles donnent une vision strictement linéaire du développement cartographique dans laquelle toutes les problématiques fondamentales de la « nouvelle » histoire de la cartographie sont ignorées – et a fortiori celles de l’histoire des sciences et des techniques.