Introduction

La langue est système de systèmes. Le système syntaxique est l’un des sous-systèmes qui intéresse au plus haut point les linguistes, notamment pour la matière abondante qu’une langue peut offrir à ce niveau. Le choix de faire une étude sur la syntaxe d'une langue n'exclut pas l'intérêt des autres niveaux, l'interaction entre les niveaux de la langue n'a pas besoin d'être prouvée.

Les phénomènes syntaxiques, qui reflètent la manière dont une langue organise ses composants, deviennent au-delà de l'analyse que nous pouvons y porter, une sorte de philosophie du langage, surtout quand nous mettons la langue dans un contexte plus général : la langue et la pensée ou la langue et le monde. Otto Jespersen en a fait une spécialité en donnant ce titre à certaines de ses études 1 .

Les langues sont diverses et variées en ce qui concerne leurs systèmes syntaxiques, mais aussi phonologiques, morphologiques, etc. Cette diversité est une source pour les études linguistiques à caractère comparatif ou typologique. Quel que soit le système de la langue étudiée, flexionnelle ou à ordre, certaines questions ont un trait universel qui permet d’éclairer les phénomènes linguistiques en général. Une des questions ayant ce caractère est celle de l’organisation des entités linguistiques dans la phrase appelée communément l’ordre des mots.

La langue arabe est une langue flexionnelle, sa syntaxe est notamment basée sur le système des flexions casuelles. Ce constat, qui est l’un des premiers de la recherche linguistique, permet de poser la question suivante : y a-t-il des phénomènes syntaxiques qu’une langue flexionnelle comme l’arabe partage avec d’autres langues n’ayant pas le même système ? Cette question peut constituer une matière pour de nombreuses disciplines linguistiques: la philologie, la typologie, etc.

À bien regarder les langues à ordre issues d’une langue flexionnelle (comme le français est issu du latin), nous nous sommes d'abord posé la question de savoir quel rôle, si rôle il y a, l’ordre des éléments peut jouer dans une langue dite à ordre libre. L'intuition de base nous incite à supposer que, si cette liberté est acquise, l’ordre des mots ne jouera a priori qu’un rôle limité. En revanche, il prendra toute sa valeur quand il se substitue à un autre système opérateur qui lui cède sa place. C’est à partir de ce point que la problématique de ce travail s’est dessinée.

L’arabe en tant que langue à flexion casuelle, dite à ordre libre, plus ou moins comme le latin, connaît des phénomènes d’ordre fixe. Il devient intéressant de savoir comment un système syntaxique basé sur l'ordre libre, tel que celui de l'arabe, intègre les phénomènes d'ordre fixe. Qu'en est-il du traitement que les grammairiens ont réservé à cette question dans leurs théorisations?

Quand nous parlons de l'ordre des mots, nous parlons forcément des positions, quelle que soit l'acception que nous donnions à ce terme, la notion de position est liée à l'organisation des éléments, à leurs places et aux relations qui les relient. Si nous admettons ce raisonnement, la question des positions et de leur valeur dans la structuration de la langue trouve pleinement sa justification. En outre, la théorisation des positions, notamment pour les langues à ordre libre, prendra une autre dimension, surtout si nous intégrons dans la recherche l'aspect grammatical de la question.

La pensée grammaticale arabe traditionnelle intègre des notions positionnelles, sa terminologie abondante en témoigne. À partir de ces deux constats hâtifs, nous supposons qu'un système de positions existerait donc dans la syntaxe de l’arabe et nous nous sommes demandé s'il y a des éléments sur lesquels nous pouvon nous appuyer pour notre étude.

L’exploration des sources grammaticales arabes fournit un début de réponse pour nous, une réponse satisfaisante car elle confirme notre intuition première. Il était donc légitime de se poser une dernière question qui sera la problématique de ce travail et qui peut se foruler ainsi : puisque la langue arabe, qui est une langue flexionnelle, connaît des phénomènes d’ordre fixe, et que la pensée grammaticale arabe intègre des notions de positions, quel est le rôle des positions dans le système syntaxique de l’arabe ? Et si ce rôle existait, pourrions-nous le cadrer dans une théorisation basée sur les éléments se trouvant dans la pensée grammaticale arabe ?

Répondre directement à cette question tentant, cependant nous nous devons auparavant faire le bilan des différentes recherches qui l’ont abordée. Cette démarche nous a mis sur une longue route de lecture, laquelle nous a fait remonter jusqu'à l’antiquité grecque. La motivation de ce choix, au-delà de la soif de savoir, est de comprendre comment la question des positions a pu être théorisée depuis les premières remarques métalinguistiques jusqu’à nos jours.

La linguistique moderne, surtout en Occident, a traité de la question des positions sous plusieurs angles, mais les applications sont toujours faites à des langues ayant abandonné le système des flexions pour en adopter un autre, celui de l’ordre. Il semble que cela soit la seule alternative face à cet abandon. Les dialectes arabes connaissent ce phénomène et se tournent vers un système à ordre fixe. Il existe, de temps à autre, des études ponctuelles qui reviennent sur la question des positions de certains éléments en latin par exemple, elles visent la plupart du temps à expliquer quelques phénomènes résiduels en français.

Ce travail se divise en deux parties : dans la première, nous avons œuvré à tracer la question des positions dans l’histoire, il nous était insatisfaisant de nous arrêter à l'époque moderne, où certaines théories l'ont abordée. Nous ne dénuons pas ces théories de leur importance, mais nous estimons qu'une compréhension qui se veut satisfaisante, doit intégrer l'histoire de la question étudiée. D'autant plus, les premières théorisations de la position en linguistique trouvent ses racines dans des sources philosophiques et grammaticales anciennes. Cette démarche nous a conduit à remonter jusqu’aux remarques de Platon, Aristote et bien d’autres pour comprendre les premières conceptions d’une réflexion linguistique et tracer en même temps une ligne que nous estimons logique pour le cheminement de cette théorisation de la positions.

Le choix effectué quant aux remarques abordées se voit justifié par l’exploitation que nous en faisons tout au long de ce travail. Ce fut au départ chez les philosophes grecs, qui ont donné un début d’explication concernant la valeur des positions en langage, mais en langue aussi : bien que la langue soit vue par sa relation au monde naturel, l’idée d’une organisation de ses éléments a germé dans leurs écrits.

Quant à l'étude de la conception des noms et leurs relations avec les verbes, plus précisément, la relation des substances avec les accidents, elle a été à l'origine de notre compréhension du cadre dans lequel ces éléments sont vus comme constituants de la prédication. Étant donné l'importance de cette relation prédicative, il fallait essayer de cerner sa conception première pour, au moins, pouvoir analyser tout ce qu'elle a engendré dans la grammaire et la linguistique. Nous ne pouvons pas faire abstraction de son influence, aussi bien au niveau terminologique que syntaxique, sur les études postérieures.

Les premières véritables théorisations furent les essais d’Arnauld et Lancelot dans leur Grammaire générale et raisonnée. Nous avons choisi de nous arrêter sur leur travail pour la raison évoquée plus haut, mais aussi pour un projet de futur qui consisterait à les présenter et les faire connaître à un public qui ne les connaît pas, nos étudiants, par le biais d'une traduction intégrale ou sous forme d'articles. La partie importante de cette grammaire réside dans les explications que ces auteurs donnent quant à l’organisation de la langue et à la valeur des positions dans la structuration du discours. Les autres considérations à caractère nationaliste, dont nous faisons la critique, n’altèrent point leurs propos.

Nos critiques de la grammaire de Port-Royal sont notamment basées sur le premier travail académique sur la question des positions, la thèse de Weil. Nous la présenterons pour sa contribution à corriger les propos des auteurs de la Grammaire générale et raisonnée, mais aussi pour la méthodologie employée en abordant la question.

En ce qui concerne la linguistique moderne, la question de l’ordre des mots, puis celle des positions, connaîtra une expansion colossale, notamment avec les études philologiques comparatives et les études typologiques. Elles feront naître plus ou moins l'idée des universaux, théorisée tardivement par Greenberg, mettant en avant la structure syntaxique du point de vue positionnel. La classification des langues à partir de l'ordre des éléments constitutifs est d'autant plus importante que nous y consacrerons un chapitre dans la première partie.

La période la plus importante reste celle dans laquelle les linguistes reconnaissent à la langue le statut d’organisme ayant ses propres lois. Les écrits de Saussure sont pour la plupart des linguistes-historiens le début d’une nouvelle considération de la langue. Cette considération se manifestera plus tard par l’emploi massif du terme structure, si l’on en croit Émile Benveniste. La structure de la langue, une fois l’idée de sa relation avec l’extralinguistique abandonnée 2 , n’est pas le fruit du hasard : le hasard n’existe pas dans un produit que l’Homme a conçu selon André Roman.

La linéarité du langage, telle que Saussure la présente, a contribué au changement du regard que les linguistes portent sur la valeur de la position, elle nous a permis d'étudier la relation entre place et position, et faire une distinction entre elles au niveau de l'analyse syntaxique.

La structure de la langue répond chez Lucien Tesnière au nom de charpente. À partir de l’idée de charpente de la langue que Tesnière adopte et développe dans sa syntaxe, les générativistes vont essayer d’extraire les lois qui règlent l’organisation de la langue et l’idée de la position d’un élément et sa valeur dans la structuration des phrases s’imposent comme étant un impératif. Notre présentation des grandes lignes de cette syntaxe structurale prend en compte les points que nous pouvons exploiter dans notre analyse de la position en arabe, le principe de la translation n'étant pas loin de l'idée du 'i c rāb ma Î all Ð chez les grammairiens arabes.

Les langues étudiées par les générativistes dans la linguistique moderne ont un système à ordre, critique que l’on adresse souvent à ces études, l'intégration des langues dites à ordre libre se fait de plus en plus, mais la théorisation de la position reste pauvre. Toutes les langues n'ont pas abandonné leurs systèmes dynamiques et flexionnels, qu’en est-il donc pour ces langues?

La présentation de la théorie de Milner à la fin de la première partie, et le détail de certains points tout au long de la deuxième, a pour but de voir l’aboutissement de cette longue exploration que nous avons faite à propos de la question des positions. La théorie des positions que Milner développe n’est pas la seule qui existe, le choix de cette théorie n’est imposé que par les raisons méthodologiques qui exigent que l’on se limite à une théorie pour mieux comprendre. La notion de la position adoptée par Bloomfield ou d'autres linguistes a été abordée d'une manière limitée pour les mêmes raisons. En plus, la théorie de Milner présente pour nous un autre intérêt qui est un projet de traduction de son Introduction à une science du langage.

L’applicabilité de la théorie de Milner à l’arabe nous a paru très profitable, dans ce travail, à réaliser. La raison en est de savoir la dimension universelle de ses théorèmes d’une part, d’autre part, l'acquisition des techniques et du savoir-faire en ce qui concerne la question des positions. L’analyse faite par Milner et les applications au français et à l’anglais n’excluent pas la possibilité de les reproduire sur l’arabe. La méthode que nous avons adoptée consiste à considérer les exemples traités comme étant des universaux, cette considération nous permettra de confirmer ou pas ce trait des exemples en question.

Le dernier point ne constitue qu’une part infime de la deuxième partie de ce travail. Celle-ci est notamment consacrée aux éléments théoriques éparpillés dans les sources grammaticales arabes, et qui traitent de la question des positions. Cette quête de ces éléments, nous l’avons reflétée par la présentation des grandes lignes de la pensée grammaticale arabe dans la première partie, où nous avons fait le choix de nous baser sur le livre d’az-ZamaÌšarī (mort en 1144) pour son caractère tardif par rapport aux précurseurs de la discipline. Le caractère tardif nous a permis de voir l’évolution de la valeur des positions dans la théorie grammaticale arabe depuis le premier livre qui nous soit parvenu, à savoir celui de Sībawayhi (mort en 796).

Dans la deuxième partie, où nous partons plutôt du travail de Sībawayhi, nous avons donc essayé de voir si les positions constituent un sous-système syntaxique et la relation que ce sous-système, s’il existait, avec les autres sous-systèmes tels que celui de la rection par exemple. Un système étant pour nous : des éléments distincts ayant entre eux des relations, lesquelles sont hiérarchisées et gérées par des règles préétablies.

La construction de la deuxième partie n’est pas une simple juxtaposition des théories de Milner et de celles des grammairiens arabes, elle n’est pas non plus une comparaison triviale ni une confrontation simpliste de ces idées mais elle suit une logique que nous nous sommes fixé pour aborder la question des positions. Cette logique en question est la suivante : pour une tentative de théorisation, nous ne pouvons pas nous baser exclusivement sur les unes ou les autres, il faut donc aborder la question des positions, point par point, dans la tradition grammaticale arabe en nous munissant des outils linguistiques issus d’une théorie ayant fait de la question sa matière première.

La prétention est grande, mais il ne faut pas oublier que ce travail reste limité dans sa totalité à la recherche des éléments théoriques qui peuvent nous conduire, nous l’espérons bien, à une théorie mieux assise dans sa conception. Un autre objectif de cette thèse, et qui n'en est pas moindre que le premier, est de nous former à la linguistique générale pour un but pédagogique : enseigner cette matière à l’Université de Damas pour un public du troisième année ou éventuellement aux études supérieures.

Notes
1.

Cf. notamment Jespersen, O. : 1992, La philosophie de la grammaire, Paris : Gallimard, trad. A.-M. Léonard.

2.

En ce qui concerne la structure de la langue et non pas la langue elle-même.