I.2.1.2- Les inducteurs des stratégies identitaires 

L’acteur social, auteur de sa propre identité, a besoin d’outils non matériels afin de réaliser le projet de construction identitaire. Dans cette perspective la culture lui offre les ressources symboliques nécessaires. En quête de cohérence, il essaye d’examiner les repères utiles et profitables pour créer un sens de son être, de ses comportements et de toutes ses pratiques sociales. Le sens de son entité constitue l’identité de sens, concept proposé par Camilleri.

A côté de cette identité du sens, il y a l’identité de valeur : l’image de valeur du sujet. Sauvegarder l’unité de ces deux identités est la finalité de chaque production identitaire. Ainsi, nous constatons l’ancrage des codes culturels dans l’identité du sujet et le sentiment de menace qui alerte sa conscience en rencontrant l’Etranger, et d’emblée, les comportements de prudence, de catégorisation ou d’exclusion qu’il éprouve en situation de contact des cultures, nécessitant une certaine stratégie de défense.

Pour introduire sa théorie, l’auteur a exposé :

-Les interférences avec la modernité dans les sociétés traditionnelles (la Tunisie).

-La différence entre les sociétés traditionnelles et modernes : occidentales et industrialisés (France).

-Les changements d’attitudes liés à la modernité.

-Les perturbations des représentations sociales et des repères identitaires causant des conflits psycho- sociaux du sujet en situation d’acculturation.

Il a choisi les groupes originaires du Tiers Monde : les Maghrébins en Tunisie socialisés dans une société traditionnelle, les immigrés en France, ‘’première générations’’ et ‘’deuxième génération’’, comme champs multidimensionnel et multiculturel de ses recherches.

Dans sa recherche de stratégies identitaires, il a considéré le fait de l’émigration comme une expérience psychique représentant l’affrontement et l’épreuve perpétuelle de l’étrangeté de la société d’accueil. Il aboutit, ainsi, « à un travail de passage d’un imaginaire au réel » 86 puisque l’immigré maintenant séjourne et se trouve entouré d’une société physiquement présente, majoritaire différente. Le fait de différenciation devient une réalité vécue et perceptible. Ce qui complique la question est la découverte de l’écart très vaste entre les cultures en présence : tunisienne- française, y compris leurs représentations, leurs systèmes de valeurs que « l’on a souvent cru être ‘’moderne’’ » 87 vis-à-vis de ceux adoptés par le pays d’accueil.

Suite à cette situation de désordre culturel insécurisant, l’individu se trouve obligé de prendre en compte le code culturel qui n’est ni unique ni statique et qui peut différer de ce qu’il est maintenant : une entité changeante qui force l’acteur social à déterminer son choix, en cherchant dans ses bagages culturels individuels qui sont à « l’épreuve de la relativisation, de la dynamisation, vient ajouter celle de la subjectivation » 88 .

Connaître le choix de l’individu est donc important mais insuffisant. Pour bien sonder la question, il doit connaître le facteur déterminant de ce choix, de sa réaction personnelle.

Camilleri considère que la réaction de l’acteur social est la résultante de son projet entier d’émigration. Ce projet détermine le devenir de son identité, ses conduites aussi bien que les stratégies qu’il va adopter, c’est pourquoi l’auteur le considère comme facteur déterminant.

Si, pour l’individu l’émigration est un projet provisoire, l’attitude dominante serait la préférence de préserver la configuration culturelle d’origine, tout en prenant en considération le minimum d’adaptation comportementale, vécue comme séparée de la personne et de son identité réelle. Alors que si l’émigration pour le sujet est un fait irréversible, il se sentirait effectivement mis en question en matière propre de son identité, de ses attitudes, de ses représentations…etc. Il se sentirait déstabilisé et devrait affronter quelques expériences pesantes, pénibles et parfois douloureuses.

Ainsi, des conflits identitaires vifs se sont inaugurés. L’acteur social se trouve en situation d’affrontement, à cause de l’asymétrie sociale (Dominant/dominé, Citoyen/Etranger), dans le but d’éliminer ses conflits et les sentiments douloureux qui l’envahissent, ou à les aménager aux mieux.

Les conséquences de cette asymétrie sur les processus identitaires sont multiples : la valeur de l’individu, son entité et son image de soi sont sévèrement mis en question dans le cadre de cette identité prescrite. A ce moment même de l’opération en cours, l’acteur social va choisir la priorité. Alors, une pluralité de comportements s’ensuit :

Soit une intériorisation d’une « identité négative » résultant de la fréquente conduite par laquelle le sujet défavorisé est incité à désigner sa réalité et ses valeurs selon les inspirations de l’autre, et « c’est bien ce qui apparaît fréquemment chez des jeunes issus de parents immigrés » 89 .

Soit par le développement des réponses qui évitent cette intériorisation d’opinions, de jugements dépréciatifs : certains essayent d’évacuer l’identité négative en faisant une assimilation au favorisé pour lui être semblable et transférer l’inspiration dévalorisante de celui-ci sur les autres membres de l’ethnie dont il tente de se séparer. C’est ce que l’auteur appelle l’identité négative déplacée.

D’autres n’intériorisent pas la dévalorisation en pratiquant la prise de distance. Ils sont conscients de leur singularité spécialement quand ils remarquent le refus chez les autochtones ce qui les pousse obligatoirement à maintenir leur identité en sa spécificité. Camilleri, dans son enquête sur les étudiants étrangers en France cite des cas comme : «Dans la mesure où je suis l’étranger, je le serai toujours. Je suis donc obligé de rester une ‘’identité par distinction’’, stade minimal à partir duquel on sort de l’identité dépendante (commandée par l’autre placé comme favorable» 90 .

Donc, l’identité culturelle représente un moyen de protection contre le refus de l’Autre.

Après l’identité-distinction qui est une sorte de point neutre puisqu’il y a la reconnaissance de la différence sans qu’il soit péjoratif, Camilleri propose l’identité -défense qui représente un moyen de protection contre le refus de l’Autre. Selon l’auteur, avec l’identité de défense « nous pénétrons ici dans le groupe des ‘’identités réactionnelles’’ » 91 .

Ces identités réactionnelles qui évoluent vers le mécanisme de défense, deviennent une entité qui se détache volontairement du réel effectif vécu au sein de la société pour déboucher vers le chemin de l’imaginaire. Elles se chargent de bagages symboliques.

Au degré limite de l’identité réactionnelle, il y a l’identité polémique où le sujet ne se suffit pas de se distinguer ou de se protéger de l’autre perçu comme dépréciateur « mais il se ‘’ sur affirme’’ plus ou moins agressivement …ou même se reconstruit contre lui ». 92 A l’étape ultime de l’identité polémique, l’individu en tant que défavorisé est soucieux de signifier aux autres ce qu’il se désigne à lui-même. Il s’inscrit incorrectement en opposition de la prescription d’identité du dominant, spécialement s’il appartient à des groupes traditionnels, il se sent en sécurité quand il est au sein de son groupe ethnique ce qui renforce la tendance à se considérer solidaire à son ethnie.

Dès lors, tous les avatars de l’identité de l’acteur social deviennent une question communautaire ce qui bloque sa liberté de positionnement culturel, et met en relief la crainte de trahir son groupe d’origine.

Dans les cas conflictuels, cette situation aboutit à un comportement paradoxal que l’auteur appelle identité de principe. L’exemple qui éclaire ces cas, des conflits identitaires, est la situation des jeunes issus d’immigrés qui continuent à revendiquer leur affiliation et leur appartenance au groupe des Maghrébins, tandis qu’ils rejettent effectivement la majorité des valeurs traditionnelles. Ils adoptent la culture des Français, autrement dit la culture de la société à laquelle ils refusent de s’affilier.

Alors, l’identité polémique représente une action volontaire par laquelle l’acteur social est amené, par le symbolisme, à remettre un certain message afin de s’établir d’une manière permanente la signification qu’il veut se donner face à autrui. Il veut épurer l’identité polémique afin d’éviter tout jugement dévalorisant.

Si l’individu a réussi à réaliser la purification de son identité de tout ce qui est défavorisé, il atteint son équilibre parce que les représentations et les valeurs auxquelles il s’identifie et par l’intermédiaire desquelles il détermine son être, lui permettent de se sentir en harmonie avec son environnement.

Afin d’atteindre l’unité de sens de son identité, Camilleri remarque que l’individu cherche à être homologue avec le milieu qui l’entoure, d’avoir le même modèle culturel, la même signification des événements, des valeurs…etc.

Une fois cette homologie est réalisée la cohérence existe entre les deux fonctions identitaires : fonction ontologique (la fonction d’édification de ce que nous sommes et désirons être : idéal de moi) et fonction pragmatique (fonction instrumentale).

Notes
86.

Ibid., Psychologie et culture, P : 49.

87.

Ibid., Psychologie et culture, P : 49.

88.

Ibid., Psychologie et culture, P : 50.

89.

Ibid., Stratégies identitaires, P : 89.

90.

Ibid., Stratégies identitaires, P : 90.

91.

Ibid., Stratégies identitaires, P : 90.

92.

Ibid., Stratégies identitaires, P : 90.