Etant un ‘’fait‘’ qui se restitue à la rencontre de l’être humain différent de soi, et à la découverte de ses particularités, l’altérité représente un sujet qui a suscité l’attention des savants dès le commencement de la pensée philosophique.
A l’aube de la philosophie, Platon (428-348 av .J.C) dans le Sophiste, assimile la question de l’altérité à celle du non-être. L’Autre paraît à la frontière de l’être et du non-être qu’il faut prendre en compte. Il faut penser le non-être sous la forme de l’Autre pour que la parole soit possible. A ce propos, il a dit «… nous avons aussi fait voir en quoi consiste la forme du non-être. Nous avons en effet prouvé que la nature de l’autre existe en ce qu’elle se morcelle en tous les êtres dans leurs relations mutuelles et nous avons osé affirmer de chaque portion de l’autre qui s’oppose à l’être que c’est justement cela qu’est réellement le non-être » 186 .
Même l’acte de penser n’est pas une simple activité de création personnelle, Platon considère que l’altérité est inséparable de l’individu « produire de l’identité, c’est en convenir dans le travail même de l’altérité » 187 , et que l’altérité est la condition pour que la pensée soit rationnelle.
Quant à Socrate (470 - 399 av.J.C), rien ne se produit à l’identique, si tout est perpétuellement autre « on n’entre jamais deux fois dans le même fleuve » 188 . Donc,le sentiment d’altérité est doté par l’incertitude, l’autre est la frontière à partir de laquelle il n’existe plus des pensées authentiques, ni d’être stable : « si l’agent est autre, la sensation est autre, et elle modifie et rend autre celui qui sent ; et l’agent qui me cause cette sensation ne pourra jamais en s’unissant à autre chose engendrer le même produit et devenir le même, puisque, s’il engendre un autre produit d’un autre conjoint, il deviendra autre » 189 .
Avec Kant (1724 -1804), la question de l’altérité se pose dès qu’on remarque la pluralité des objets du monde. Le sens du terme autre correspond à une expérience de la diversité, extrêmement banale. Pour lui, tout simplement, regardons le monde, et nous serons en présence de divers « chaque fois que je considère ‘’quelque chose’’, ‘’autre chose’’ que cette chose que je considère, est une évidence de la perception : cet écran d’ordinateur devant moi, il est bien évident, qu’il y a ‘’d’autres choses’’ à côté de lui, par exemple le scanner, la souris, le tapis de la souris, la bibliothèque, etc…» 190 .
C’est en partant d’une telle évidence, d’un tel constat, que Hegel (1770 - 1831), a abordé la question de l’altérité en tant qu’un objet qui attire mon attention par son existence, et sur lequel je m’arrête « L’Autre est non celui-ci, mais celui-ci est également un autre, donc aussi non celui-ci. Il n’est pas d’être-là qui ne serait en temps déterminé comme autre ou n’aurait un rapport négatif » 191 . Par conséquent, aucun objet n’est universel, tout objet a un ‘’autre’’ ; donc, il est limité et il entretient ‘’un rapport négatif’’ avec les autres objets, dans le sens qu’il n’est pas eux : « Quelque chose devient un Autre, mais l’Autre est lui-même un quelque chose, donc, il devient pareillement un Autre, et ainsi de suite à l’infini » 192 . Ainsi, C’est un concept par essence mobile, mais qui a une ’’ mauvaise infinité ‘’. C’est-à-dire, un processus sans fin, qui s’autoproduit sans déterminer réellement l’objet du processus. Par exemple dire quelque chose (la souris) devient autre (elle est autre chose que l’écran) ne permet pas de caractériser ces différents objets, et l’on pourrait continuer à l’infini sans dire vraiment ce que c’est.
Avec la ‘’vieille’’ théorie de l’analogie la connaissance d’autrui est une transposition de la connaissance du soi même « je sais que mon voisin est content parce que je le vois rire, comme je rirai moi-même si j’étais content » 193 . A l’opposé de cette théorie, se trouve celle de la transcendance, où la connaissance de l’Autre précède à celle du moi. Selon cette théorie, l’individu n’est rien en dehors de ses relations avec autrui, et la communication entre moi et autrui est une union primitive, autrement dit, l’autrui est considéré comme premier et comme modèle du moi.
Inaugurant la voie à une synthèse entre ces deux théories, la psychologie de l’enfant, a montré que « si l’autrui ne constitue pas à l’image du moi, ce n’est pas non plus le moi qui ‘’imite’’ autrui en le copiant. Les deux structurations semblent être corrélatives, et c’est par le jeu des oppositions et des échanges que se constitue l’individualité consciente du moi en même temps que la prise de conscience d’autres individualités auxquelles il fait face » 194 .
Nous comprenons, donc, que toute conscience est tournée vers le monde, et l’expérience d’autrui ressemble à un système qui a deux limites : notre comportement, d’un côté, et celui de l’Autre, d’autre côté. Ce système fonctionne comme un tout. Et la connaissance d’autrui en tant que conscience, se fait à travers les intentions, les objets (spécialement culturels) que nous remarquons dans leurs manipulations corporelles chez autrui comme chez nous.
En 1896, l’étude expérimentale de l’altérité a pris un grand succès aux Etats-Unis. Sous la rubrique perception d’autrui, nous distinguons trois domaines d’intérêts :
Dans le premier domaine, G., Dumas 195 a essayé d’étudier les expressions des émotions au moyen d’observations et d’expériences. Il était intéressé par ’’ la production des mimiques’’ en négligeant leur reconnaissance et leur rôle de communication interindividuelle.
Le deuxième domaine, les jugements de personnalité, est composé de trois groupes :
D’abord, les études qui s’intéressent à rechercher l’exactitude des jugements dans les années 1920 -1930. Ils étudiaient les relations entre l’exactitude des jugements et les caractéristiques de la personnalité. Ensuite, les travaux étudiant les mécanismes des jugements d’autrui, qui s’attachent à la façon dont nous formons une impression de la personnalité d’autrui, inauguré par Asch qui a montré que la détermination auparavant de certaines caractéristiques de l’individu à juger, peuvent influencer systématiquement l’ensemble des jugements portés sur elle. Enfin, il y a les études s’attachant aux mécanismes de la perception d’autrui (préalable aux jugements) qui ont été étudié par Tagiuri, Blake, Bruner en 1953 196 . D’après cette étude, les trois aspects des jugements attachés à autrui sont : Les exactitudes, la similitude et la congruence. Entrent alors en jeu les relations entre les caractéristiques du juge et celles du jugé, qui exerce des influences parfois conflictuelles sur les jugements. Ceci montre la nécessité de prendre en considération les dispositions du sujet, qui orientent sa perception dans des directions liées à son attitude propre.
En effet, les travaux concernant la connaissance d’autrui en psychologie expérimentale aux Etats-Unis ont encouragé les chercheurs en psychologie de l’enfant et en psychologie sociale.
La relationde l’enfant avec autrui est l’axe principal autour duquel se déroule l’étude du développement de sa personnalité. Avec J-M Baldwin 197 , l’évolution mentale de l’enfant se fonde sur l’imitation d’autrui. Pourtant G-H Mead ne limite pas les mécanismes interindividuels à l’imitation d’autrui mais il fonde la détermination des actes individuels sur des processus combinés de perception d’autrui et de perception de soi-même, chacun situé par rapport au rôle qui lui est propre.
En abordant le thème de la connaissance d’autrui indirectement, H.Wallon 198 considère que celle -ci est inséparable de la connaissance de soi-même. Elle se développe à mesure que la sociabilité de l’enfant partant de syncrétisme, se différencie progressivement. L’auteur remarque les formes de comportements significatifs de cette différenciation ou l’Autre et même certains autres, sont distingués par le jeune enfant de l’ensemble de son entourage. Donc, d’après Baldwin, Mead, Wallon, nous soulignons l’importance des relations de l’enfant (spécialement dans les premières années) avec son milieu (le monde des choses), et surtout avec les personnes qui l’entourent, autrement dit, avec l’Alter. Ainsi, il est impossible d’isoler en aucun temps la notion de soi-même et celle de l’Autre.
A propos de la problématique de l’altérité en psychologie sociale, on pourrait dire que l’existence de l’autrui est indispensable à la sociabilité de l’individu et à son développement. C’est une discipline qui considère que l’être humain est un ‘’Etre Relationnel’’, et les relations sociales définissent un aspect essentiel de son entité. Tout individu se trouve lié d’une quelconque manière à Autrui : Parents, amis…il est donc inséré dans un tissu social complexe qui l’environne, oriente son action et définit sa sociabilité. Ce lien avec l’Autre s’actualise de plusieurs façons et selon les contextes dans lesquels il va vivre. Par conséquence, les relations qui se construisent, se développent avec l’altérité au cours de l’expérience humaine sont fortement marquées par la période de l’enfance. Celle-ci est le fondement de toutes les relations ultérieures.
L’entrée dans le monde social, en faisant contact avec ‘’Autrui’’ trouve ses racines dans les premières relations sociales que tisse le jeune enfant avec sa mère et les membres de sa famille. En fait, la relation avec l’Autre constitue la base de nombreuses approches psychosociales qui se sont développées pour comprendre les ‘’faits sociaux’’, les phénomènes de communications et d’interactions dans les groupes et les institutions. Mais le type de relation qu’on puisse nommer ‘’relation interpersonnelle’’ est « essentiellement développée par la psychologie sociale américaine […] elle montre que, dans la relation, c’est à partir de l’individu considérés comme une unité et un pôle de connaissance, que se développent les liens avec Autrui » 199 .
La relation avec l’Autre peut être formelle et déterminée socialement par un dispositif des normes qui différencie et hiérarchise, autrement dit, c’est une relation structurée par le champ social, qu’on appelle la ‘’relation organisationnelle’’ ou ‘’la relation aux normes’’ 200 . Dans ce type de relation, la relation avec l’Autrui est structurée sous l’effet du ‘’pouvoir’’ et des contraintes que l’autorité impose aux individus, et qui vont conditionner la relation de l’individu avec les autres.
Ajoutons que la relation du sujet avec autrui peut être ‘’la relation à la différence’’ 201 . Elle est déterminée par son appartenance à une catégorie sociale définie, à une ethnie, à une classe d’âge. Puisque ces facteurs déterminent toute relation avec Autrui, ils créent des distances socioculturelles entre les personnes (langage, style de vie, habillement) ; et imposent à chaque relation leurs poids propre, en montrant les conditions irréductibles à la bonne volonté de chacun. Aussi, ils éveillent des contraintes inhérentes à toute relation, dans la mesure où l’appartenance de chacun à des situations, ou des conditions socialement opposées manifeste la nature inégalitaire de toute structure sociale.
D’ailleurs, chaque type de relation est guidé par des facteurs psycho-sociaux. Ce sont des éléments qui déterminent, les relations des individus les uns avec les autres, tels que la proximité géographique, la similitude-compléméntarité (spécialement d’attitudes et des croyances) et l’apparence physique qui influence l’évaluation d’autrui.
Afin de bien expliquer le fonctionnement des relations entre les individus, la psychologie sociale a développé certain nombre de théories, telles que celle de l’échange (selon laquelle l’individu cherche à acquérir, à travers l’échange, un plaisir maximal à un coût psychologique minimal dans la vie sociale) et de celle de l’équité (selon laquelle le sujet cherche ce qui est équitable dans une interaction). Cette équité qui représente une nécessité primordiale dans la situation des contacts des cultures dont la problématique de l’Altérité est dotée par la différence culturelle.
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Platon, (1967), Théetète, 160d, trad. Chambry, E., Paris, Garnier-Flammarion, P : 160a.
Ibid., L’Autre comme catégorie philosophique, P : 68.
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Ibid., L’image d’autrui chez l’enfant, P : 7.
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Fischer, N., (1996), Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Paris, DUNOD, P : 42.
Ibid., Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, P : 42
Ibid., Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, P : 43.