I.2- L’image de l’Autre : Réalité objective et réalité fictive

L’image de l’Autre est une question qui fait face à un défi personnel : notre ‘’objectivité’’ en saisissant les objets de l’environnement qui nous entourent, particulièrement, notre objectivité à l’égard des individus qui partagent avec nous le champ social et notre vécu quotidien.

Accepter la différence culturelle de l’autre est une question simple à dire mais difficile à vivre ; elle représente l’épreuve de notre objectivité et rationalité en traitant les Autres -Différents. Cette épreuve nous invite à mettre en cause, à priori, nos convictions et nos images de soi-même, aussi bien que celles des autres.

En fait, la question de l’image de l’autre fait allusion à la problématique de l’ouverture- fermeture, autrement dit, à notre ouverture ou fermeture à l’égard autrui. C’est grâce aux images que nous fabriquons de l’autre qu’on se situe dans le pôle de l’ouverture ou celui de la fermeture.

Or, quand j’ai une image positive de l’autre, et je me trouve dans une situation favorable, je vais m’ouvrir, et si la situation est l’inverse, je devrai me fermer. Partant de cette expérience simple, l’ouverture « est une relation positive : l’autre est supposé m’apporter renouvellement et richesse ; tandis que la fermeture est une protection positive : avec l’autre, je suis toujours dans un contexte d’altération risquant même la destruction » 222 .

En effet, l’altération est un concept qui renvoie à la détérioration ou le changement vers le mal. Etre dans un contexte d’altération, c’est-à-dire être dans une situation qui m’oblige à la fermeture sur soi, à plonger dans un monde extrêmement subjectif, se laisser guider par des fantasmes personnels fabriqués sous l’influence des images négatives que j’ai de l’autre, qui m’apporte la menace ou la destruction. Partant de cette situation, le champ cognitif chez l’individu devient un terrain fertile pour bien nourrir les germes des préjugés et des stéréotypes, deux ‘’faits ‘’considérés comme ‘’réalité fictive’’, car ils se fondent sur des impressions personnelles à l’égard d’autrui et non pas sur une réalité objective.

Etudier les préjugés et les stéréotypes, c’est -à- dire connaître les mécanismes cognitifs par lequel nous pensons et percevons le monde social, « permettent de saisir une des modalités d’expression de processus cognitifs et de préciser les mécanismes d’élaboration mentale et sociale du réel, ainsi que le fonctionnement des opinions et des croyances sociales 223 .

Préjugés et stéréotypes, deux notions que « Les psychologues sociaux ont tenté de les définir comme les deux composantes d’un même processus, la catégorisation, qui consiste globalement à schématiser la réalité sociale, c’est-à-dire à la découper en catégories distinctes » 224 .Essayons maintenant de déterminer ces deux concepts.

Le préjugé peut être définit comme une attitude distinguée par une dimension évaluative (souvent négative) à l’égard de types d’individus et de groupes en raison de leur appartenance sociale. C’est une disposition acquise dont le but est d’établir une différenciation sociale. Généralement, on peut dire que le préjugé est une discrimination mentale qui peut déboucher sur une discrimination comportementale. On distingue donc, deux composantes essentielles : l’une cognitive et l’autre comportementale.

Les stéréotypes, notion définie par Lippmann en 1922, sont une manière de penser par clichés, ils sont comme’’ des images dans nos têtes ‘’, qui déterminent « les catégories descriptives simplifiées basées sur des croyances et par lesquelles nous qualifions d’autres personnes ou d’autres groupes sociaux » 225 . Ce terme qui signifie ‘’caractère solide’’, désigne actuellement, la totalité des catégories dans lesquelles nous plaçons les autres. De cette optique, les stéréotypes forment un mécanisme indispensable pour maintenir les préjugés, d’où la complémentarité entre ces deux élaborations mentales chargées affectivement.

Ajoutons, que les stéréotypes sont une notion inséparable de la formation d’impression à propos d’autrui. Ils sont considérés le plus souvent comme un ensemble de traits de personnalité, de manière de penser, comme des listes de caractéristiques attribués aux membres des groupes. Ils ont une dimension explicative de leurs comportements, qui sert comme ‘’outil d’interprétation’’ qui intègrent les informations dispersées, recueillies, en formant une image globale et cohérente d’autrui, qui fonde et fusionne dans toutes les informations contradictoires : « Manifestement, l’activité explicative joue un grand rôle dans la réconciliation des informations contradictoires […elle] affecte la perception de la catégorie et contribue à la pérennité des croyances stéréotypées » 226 . Or, les stéréotypes ne sont pas de simples traitements d’informations qui justifient et expliquent notre relation avec autrui (particulièrement le membre de l’autre groupe). En fait, ils ont une autre fonction, qui consiste à rationaliser cette relation, spécialement, dans un contexte d’une rencontre conflictuelle entre des groupes étrangers. Les travaux d’Adorno en (1950) 227 montrent que « les stéréotypes agissent comme une espèce de mécanisme de défense qui permet à l’individu de rationaliser ses conduites à l’encontre d’une catégorie sociale donnée » 228 .

Les travaux de M. Rothbart (1978) 229 et de D.L.Hamilton et R.K.Guifford (1976) 230 attirent l’attention au processus des « corrélations illusoires » que pratique l’individu indépendamment des exigences du réel effectif tels que les coordonnées spatiales et temporelles. Ils sont séparés de la ‘’Raison Logique’’ et de l’objectivité du Réel.

Ces ‘’corrélations illusoires’’ sont le fruit des inférences inexactes et faux concernant des liens supposés entre deux événements ou certaines données courantes dans le champ social. Elles n’exigent aucun fondement objectif pour qu’elles se déclenchent et ne renvoient pas à la réalité concrète, pourtant, elles influencent la mémoire de l’individu et ses attitudes.

Puisque les stéréotypes sont inséparables de la formation des impressions à l’égard autrui, ces ‘’corrélations illusoires’’ peuvent, donc, dénaturer et déformer ce processus aussi bien que défigurer l’image d’autrui. D’où ces influences falsificatrices et mensongères (que se soit déformations positives ou négatives) sur les jugements et les comportements des individus. Citons par exemple, l’affirmation : ’’ Christianisme = progrès, Islam = retard’’. Partant de cette problématique, Siking, T., a étudié le rapport entre la religion et le développement en comparant deux village libanaises, l’une Chrétienne, l’autre Musulmane. Les résultats du terrain montrent « clairement qu’une même religion peut avoir des influences multiples sur l’évolution du pays en prenant parti tantôt pour, tantôt contre les changements que le développement exige dans tous les pays du monde » 231 .

Cette situation de modelage et matriçage de l’Autre (en dénaturant les impressions et déformant ses images), peut aller à son extrême avec certains types de stéréotypes qui se dégagent en étudiant le cas de l’Etranger, « il s’agit des fantasmes dominants que nourrissent les autochtones à l’égard des étrangers. Le premier, et sans conteste le plus tenace, regroupe toutes les images à forte connotations sexuelles : l’Autre, l’Etranger, est très souvent investi d’une sexualité démesurée, anormale, bestiale, agressive […] Deuxième stéréotype tout aussi récurrent : l’Autre, l’Etranger, est toujours sale et transporte avec lui toutes sortes de maladies, notamment maladies liées à sa sexualité débridée [ …] Enfin, dernier stéréotype tout aussi tenace : l’Autre est un délinquant en puissance, une menace potentielle pour les biens et les personnes…» 232 .

Nous voyons, donc, que les images d’autrui qu’offrent les stéréotypes ont un impact sur les relations entre les individus, sur les contacts entre les groupes, spécialement s’ils sont différents culturellement. Ces contacts influencent, à leur tour, l’image qu’un groupe développe à l’égard d’un autre. Et puisque « des représentations négatives et des attitudes hostiles entre groupes peuvent se mettre en place facilement », 233 il est important de créer un espace interculturel qui offre des occasions de contacts, et permet de remplacer les perceptions inexactes par des informations mieux fondées, et de rendre la ‘’séparation’’ de l’autrui un terrain qui « ouvre des espaces intermédiaires pour que la vie puisse jouer dans l’interaction : entre l’intérieur et l’extérieur, entre moi et l’autre, entre l’individu et le groupe, entre le passé et l’avenir, entre soi et soi » 234 .

Mais un simple contact ne suffit pas, il faut de certaines conditions telles que la possibilité de rencontres nombreuses et à longue durée entre les membres de groupes, avoir des activités coopératives, avoir un statut égal…etc., bref, assurer une ambiance de déségrégation qui individualise les personnes et leurs dissocient, ‘’un peu’’ de leur catégorie sociale : « il importe d’éviter que la catégorisation soit trop saillante. Un dosage savant entre individualisation et catégorisation semble être la clef du problème » 235 .

Assurer ces conditions, c’est-à-dire donner une occasion pour que l’image d’autrui se libère de sa ‘’prison discriminatoire ‘’ de préjugés et de stéréotypes et réjouir dans une réalité objective, là où l’image de l’Autre ressort du réel quotidien. Comment construisons-nous le réel et fabriquons une image objective de l ‘Autre?

En effet, la psychologie sociale s’est intéressée aux mécanismes cognitifs par lesquels nous pensons et percevons le social, et aux processus mentaux qui structurent notre connaissance d’autrui et du monde social.

Le champ d’études qui couvre l’ensemble des activités cognitives par lesquelles l’appareil psychique gère le flux des informations issues de la vie sociale s’appelle la cognition sociale. Il est « sommairement défini comme un ensemble d’activités mentales de traitement d’informations concernant le monde social et par lesquelles se construit un monde de connaissance de la réalité, basé sur des savoirs préalables composés de valeurs et croyances » 236 .

En fait, la cognition permet à l’individu de reconnaître les objets constituants le monde social et leur attribuer une signification convenable en saisissant certains éléments et les réduisant en faisant une activité de sélection et de transformation. Grâce à l’élaboration de la pensée et du langage, puis des activités mnémoniques, les informations traitées produisent des représentations, des connaissances et des savoirs…ces formations subjectives et personnelles sont la source de toute activité adaptative que pratique l’individu afin de construire le réel et comprendre son environnement.

Une fois l’objet est reconnu par l’acteur social, il l’attribue un sens : activité nécessite une comparaison avec d’autres objets. Cette comparaison, permet de mettre en correspondance un processus simplificateur et générateur de sens, par lequel l’information reçue est identifiée, tirée, puis organisée. C’est ainsi que la comparaison devient signifiante. Ce mécanisme mental inducteur de sens est défini par la notion catégorisation sociale, phénomène qui nous aide à construire le réel et qui exerce une influence sur l’image que nous faisons de l’autre.

Après avoir abordé l’image de l’Autre en tant que réalité fictive (préjugés et stéréotypes), et le fonctionnement de la cognition sociale, nous abordons maintenant l’image de l’Autre en tant que réalité objective. De quoi s’agit-il ?

En effet, il s’agit d’une image que nous fabriquons de l’Autre en partant de données réelles, et du vécu quotidien qui prônent nos impressions. C’est une image qui reflète la réalité objectivement, sans être chargée affectivement par des jugements de valeurs, et sans être infectée par des préjugés ou stéréotypes.

Bien plus, c’est une image qui trouve sa source dans l’expérience du respect de l’Autre, qu’il soit semblable ou différent. C’est une image qui refuse les ténèbres de la discrimination sociale en toutes ses manifestations : ethnocentrisme, xénophobie, racisme…etc.

Par conséquent, c’est une image qui accepte la différence de l’Autre, son héritage culturel, ses avantages et ses inconvénients, ses points forts et ses points faibles c’est une image qui accepte l’Autrui tel qu’il est en essayant de créer un espace d’échanges et de compréhension mutuelle.

C’est une image logique qui ne ressort pas des ‘’corrélations illusoires’’ afin de matricer et modeler l’autre pour qu’il devienne accommodé avec nos attentes, ressemble à l’image que nous avons déjà fabriqué dans la tête et familier avec les éléments cognitifs de notre structure mentale.

C’est une image ‘’malléable mentalement’’, qui rejette toutes les perspectives rigides aussi bien que les idéologies extrémistes en gardant un espace de relativité culturelle, de convivialité et de ‘’vrai ‘’ dialogue, sûrement, enrichissant.

C’est une image qui considère la connaissance d’une personne non extérieure, mais intérieure : vivre avec elle, parcourir un bout de chemin de l’existence, dans le dialogue et la communauté d’action. L’objectivité de la connaissance d’autrui, n’est pas l’extériorité de l’objet de connaissance, mais la communauté de l’interconnaissance.

Bref, c’est une image qui voit  « le couple l’Un-l’Autre présent en chacun de nous … [et ce couple] est à l’origine même de notre identité… » 237 , autrement dit, c’est une image qui considère l’Altérité comme référence identitaire.

Notes
222.

Demorgon, J., (1999), Les difficultés de l’échange, in Guide de l’interculturel en formation, Limonest, RETZ, P : 184.

223.

Ibid., Les concepts fondamentaux, P : 112.

224.

Ibid., Les concepts fondamentaux, P : 112.

225.

Ibid., Les concepts fondamentaux, P : 113.

226.

Yzerbyt, V., Schadron, G., (1996), Connaître et juger autrui : Une introduction à la cognition sociale, Grenoble, P.U.G, PP : 183-189.

227.

Adorno, T.W. et al., (1950), The authoritarian personality, New York: Haper Row.

228.

Ibid., Connaître et juger autrui, P : 216.

229.

Rothbart, M., Fulero, S. et al., From individual to group perspectves : Availability heuristics in stereotypeformation, Journal of Experimental Socia Psychology, n°14, PP : 237-255.

230.

Hamilton, D-L., Guifford, R.K., Descriptions de soi et d’autrui : influence de l’ordre des descriptions sur les catégories de réponses utilisées, Cahiers de Psychologie Cognitive, n°4, 295-302.

231.

Siking, T., (1984), Religion et développement, Beyrouth, Dar El-Machrek, P : 11.

232.

Lorreyte, B., (1989), Français et immigrés : des miroirs ambigus, in Chocs des cultures, Camilleri et al., Paris, L’Harmattan, P : 250.

233.

Ibid., Connaître et juger autrui, P : 41.

234.

Duval, E., (2001), L’ É vangile raconté à Mohammed, Dijon, Jeanson Denis, P : 69.

235.

Ibid., Connaître et juger autrui, P : 53.

236.

Ibid., Les concepts fondamentaux, P : 103.

237.

Cornaton, M., (1999), L’identité au risque de l’interculturel in Le lien social : Etudes de psychologie et de psychopathologie sociales, Limonest, L’Interdisciplinaire, P : 63.