IV.1- Sciences humaines et psychologie interculturelle : Approches méthodologiques 

Lorsqu’on parle des recherches interculturelles, cela signifie le défi d’étudier les liens entre la culture et l’individu.

La première considération qu’il faut souligner au niveau méthodologique et analytique est l’extrême prudence qu’elles exigent à propos l’interprétation de conduites observées ou résultats récoltés (d’une enquête, tests…etc.) c’est pourquoi il ne faut pas généraliser les résultats obtenus sans prendre en compte la question de la différence culturelle.

Donc, il est impossible d’ignorer l’influence du facteur culturel sur les conduites individuelles aussi bien que collectives. Et puisque ce facteur est complexe, renferme en soi-même plusieurs éléments constitutifs de natures différentes, et parfois opposés, la psychologie interculturelle se trouve obligé d’adopter une ‘’ méthodologie-mosaïque ’’  résultante des méthodes multiples, en s’appuyant sur une multitude des techniques utilisées en plusieurs domaines des sciences humaines : telles que l’enquête par questionnaire, l’observation, l’observation participante, l’entretien (directif ou non), certains tests psychologiques (tests projectifs), étude de cas : le psychodrame psychanalytique des groupes, la sociométrie, la psychométrie, les échelles d’attitudes…

Un arrangement des techniques et une multiréférentialité méthodologique qu’adopte la psychologie interculturelle, rendent saillant :

-La complémentarité des approches.

-L’orientation théorique pluridimensionnelle de ce nouvelle approche scientifique soucieux de mieux expliquer les comportements humaines dans leurs aspects individuels et collectifs.

-La complexité de l’objet d’étude dans le champ interculturel.

Ainsi, le chercheur en psychologie interculturelle se trouve « confronté à des objets complexes, multidimensionnels dans la mesure où ils ne peuvent entrer dans la cohérence d’un seul champ disciplinaire - puisqu’ils n’ont pas été élaborés à l’intérieur de ce champs - mais appartiennent à la réalité de la vie » 410 .

Cette réalité de la vie est non seulement abordée par une approche monodisciplinaire ou pluridisciplinaire mais aussi par une approche systémique représentée par Roland Colin 411 , une approche dynamique nous introduisant à différentes modalités de changement. « Si quelque chose change à un niveau, c’est l’ensemble qui est concerné : ou bien les autres niveaux s’adapteront (…), ou bien ils réagiront pour stopper ou réduire le changement du niveau de départ. Il y a régulation » 412 .

Il y a un changement dans le changement, en un mot, un passage d’un changement de niveau 1 à un changement de niveau 2. Cependant la régulation est impossible en dehors d’un seuil de contradictions tolérables : « Au-delà de ce seuil, la régulation ne peut plus être assurée (…), et le système entre en crise, à la recherche d’un autre mode de régulation » 413 .

L’auteur considère un changement de niveau 1 comme étant un changement intra-systémique, qui obéit à une structure de groupe, au sens de la théorie des groupes.

Alors que le changement de niveau 2 exige une modification du système lui-même : il faut donc sortir du système à l’intérieur duquel le changement s’effectue. Il y a un passage à un autre système (le niveau 2). En effet, le champ systémique permet de correspondre, de manière approximative, différents champs socio-culturels à des différents champs de savoirs des sciences humaines. Le découpage systémique du champ socio-culturel se réalise en fonction de projets déterminés, il met en relief la totalité ainsi que l’organisation des interrelations dans une socio-culture.

Ainsi, pour Colin, dans le champ interculturel, une approche interdisciplinaire est subordonnée à une approche systémique.

L’articulation des recherches dans des sous-ensembles disciplinaires débouche aux problèmes de l’interdisciplinarité qui pose ce problème à l’intérieur même de chacune de nos disciplines aussi bien que celui du paradoxe, dans la mesure où interviennent deux modes de régulation antagonistes.

Par conséquent, le mode de régulation initiale (niveau 1), d’une part détruit, est supplanté par un mode de régulation nouveau (niveau 2), d’autre part régénéré (niveau 1 bis). L’auteur trouve dans le niveau paradoxal présenté par René Kaës un exemple explicatif de son idée puisque, selon Kaës 414 , le niveau paradoxal est un niveau intermédiaire entre le niveau 1 et le niveau 2 où s’établissent une coexistence des deux niveaux et une continuité entre les deux. Bref, ce paradoxe représente la formation du ‘’ saut logique ‘’ d’un niveau à un autre, d’un système à un autre.

Il ajoute dans cette illustration le concept des « phénomènes transitionnels » de Winnicott 415 et le « complexe d’Œdipe » de Freud.

D’après Winnicott, ces phénomènes intermédiaires permettent d’établir une continuité entre la mère et l’enfant, entre le moi et le non-moi, d’être un « entre–deux » à un certain niveau de la rupture. Ce paradoxe de l’union/séparation est primordial de l’enfant et de la mère. L’objet transitionnel permet donc de ‘’ dépasser ‘’ le paradoxe fondamental de l’unité et de la dualité, d’un ‘’ intérieur ‘’ et d’un ‘’ extérieur ‘’, du sujet et de l’objet.

Dans le complexe d’Œdipe, il s’agit d’une séparation de l’enfant de sa mère, à un  autre niveau, provoquée par une réalité que constitue l’irruption violente d’un tiers(le Père, la Loi, la Coutume) qui intervient de manière brutale comme représentant d’un ordre supérieur inévitable. Ainsi l’institution du complexe d’Œdipe peut être traduite en tant que dépassement d’un antagonisme entre deux ordres : l’ordre relationnel (l’enfant désire avoir des relations sexuelles avec le parent de sexe opposé) et l’ordre social, l’ordre des interdits et des significations collectives…

Il s’avère ainsi, qu’une seule discipline est incapable, à elle seule, d’expliquer et de comprendre une situation paradoxale correspondant à un niveau de régulation de la réalité. D’où ressort l’intérêt d’articuler des ‘’ modèles’’ psychologiques aux ‘’ modèles ‘’ socio-culturels. Une compréhension des changements devient alors absurde, dans le seul champ de la psychanalyse ou celui de la psychologie, « puisque les champs relationnel, institutionnel, et plus largement socio-culturel…constituent les supports et en partie la ‘’ manière ‘’ même de ces changements » 416 .

En bref, l’articulation entre les différentes disciplines ne se réalise qu’à partir et à travers les relations interdisciplinaires par rapport à l’objet-système. « Cette articulation ne peut intervenir qu’à propos des changements de niveau de régulation de l’objet-système qui appartient à la réalité » 417 .

Donc, pour être en harmonie avec cette situation complexe émergeant de la réalité sociale diversifiée, le chercheur n’a plus de choix que de favoriser une approche pluridisciplinaire. Cette dernière propose une analyse multiréférentielle permettant de réinterroger les mêmes données sous plusieurs angles, chacune des perspectives est appuyée sur des modèles théoriques spécifiques qui sont, dans la réalité, en interactions entre eux. D’ailleurs, cette approche permet de présenter, à un certain niveau, le maximum de possibilités qu’offrent les données constituant l’objet d’étude, ce qui est impossible pour une approche monodisciplinaire. D’où l’importance et la validité de cette approche qui couvre, au maximum des analyses, la réalité du fait étudié.

Notes
410.

Clanet, C., (1994), L’interculturel et l’articulation des approches disciplinaires, in cultures ouvertes sociétés interculturelles : du contact à l’interaction, Paris, L’Harmattan, P : 400.

411.

Colin, R., (1982), La situation interculturelle, analyse et interprétation, in, Les Amis de Sèvres, n°4, PP : 30-47.

412.

Ibid., L’interculturel et l’articulation des approches disciplinaires, P : 406.

413.

Ibid., L’interculturel et l’articulation des approches disciplinaires, P : 406.

414.

Kaës, R., (1979), Crise, rupture et dépassement, Paris, DUNOD, P : 54.

415.

Winnicott, D. W., (1975), Jeu et réalité : l’espace potentiel, trad. Monot, C., Pontalis, J-P., Paris, Gallimard, P : 8.

416.

Ibid., L’interculturel et l’articulation des approches disciplinaires, P : 413.

417.

Ibid., L’interculturel et l’articulation des approches disciplinaires, P : 415.