Abordant la famille en tant que ‘’système’’, cela signifie, aussi, qu’elle est « une unité sociale impossible à isoler de la société, ou, d’étudier d’une façon indépendante d’elle. Il faut l’étudier en prenant en considération l’étape du développement que traverse la société, la nature des relations existantes… [Et ce que] l’étude de la société en tant que spécimen socio-économique, permet de tirer et savoir la forme de la famille et ses structures » 495 . Ces structures qui se rapportent aux institutions familiales dont « les sociologies admettent sans difficulté leur primauté dans les sociétés dites traditionnelles, étant donné l’étendu de leurs fonctions et la complexité de leurs significations » 496 .
En réalité, jusqu’au XIV°siècle, la famille libanaise est caractérisée par ‘’une famille étendue’’ qui est composée de l’homme, de sa femme (ou ses femmes) et leurs enfants célibataires et mariés aussi bien que les enfants de ces derniers. Et quand la maison familiale déborde de ses habitants, le père construit une deuxième maison, juste à côté de lui, pour son fils. Sa maison devient un nouveau noyau familial aux ses descendants.
Ce genre de familleétait le fruit d’un système socio-économique basé, à l’époque, sur l’agriculture considérée comme la seule source économique vitale des libanais (majorité villageoise habitent au Mont-Liban, particulièrement avant la création du Grand-Liban). L’analyse que fait Dubar montre la dépendance entre le système socio-économique et familial basé sur le système de parenté. L’auteur considère «Que ce soit au Mont-Liban ou dans les régions périphériques, le régime de propriété et l’organisation du travail agricole supposaient l’existence d’un système de parenté, assurant à la fois une forte cohésion familiale et des mécanismes susceptibles de la perpétuer. L’interaction constante entre les systèmes de possession des terres (moshâ, taçarrof, molk…), la division communautaire du travail et de l’organisation familiale apparaissent, en effet, d’une importance décisive pour le fonctionnement des formations sociales précapitalistes dans toutes les régions » 497 .
Ainsi, la famille libanaise semble comme un ‘’maillon économique’’. Ce dernier, s’exprime par le terme ‘’d’aide familial ’’ en biens et en actes, qui reste prépondérant dans la majorité des familles libanaises, et dans toutes les régions. En témoigne l’aide financière des immigrés libanais à leurs familles au Liban, particulièrement aux moments des crises économiques. C’est grâce à cette aide extérieure que les libanais maintiennent un certain niveau de vie.
Dubar pense que la famille libanaise est « la grande famille agnatique regroupant, en une même lignée (bayt), l’ensemble des descendants d’un même ancêtre masculin. L’intégration familiale y constitue la norme essentielle…» 498 .
L’auteur a remarqué que le vocabulaire courant rappelle combien la cohésion, la solidité et la pérennité de la famille ne sont conçues que dans l’union à l’intérieur de la parenté agnatique : « les parents mâles du côté paternel sont appelés açab qui signifie nerf et dont le dérivé açabiya, est considérée, dans la mentalité arabe traditionnelle, comme le fondement du pouvoir et la source de toute dynamique sociale. C’est cette solidarité familiale, cette tendance à s’identifier à la lignée et à se rattacher à des ancêtres réels ou mythiques qui constituent le premier rapport social traditionnel et demeure encore le foyer de nombreuses pratiques sociales, au Liban, comme dans l’ensemble du monde arabe » 499 .
D’autant plus, Dubar a remarqué que cette cohésion familiale est normalement entretenue et renforcée par « le mariage préférentiel avec la cousine patrilatérale, la bent’amm ; qui est dans la lignée, la plus proche parente d’un homme après sa sœur et notamment par le mariage. Dans la grande famille agnatique, depuis sa plus tendre enfance, un homme côtoie constamment ses sœurs et ses cousines ’’ du côté du père’’. Ainsi, lorsque l’âge du mariage est arrivé, dans un monde rural fermé sur lui-même, la probabilité objective - liée à la fréquence des rencontres antérieurs- d’épouser une de ses cousines patrilatérales est particulièrement élevée » 500 .
Peu à peu, avec le développement de la situation du pays, sous la domination Ottomane, le rôle de la famille n’est plus seulement économique, désormais, il a une dimension politique traduite par le rôle essentiel des rapports de clientèle, joué à deux niveaux différents. D’abord, entre les familles de gouverneurs turcs, directement dépendants du sultan, et les familles de notables locaux occupant une fonction stratégique dans le prélèvement des impôts (moqâtaj’aji). Ensuite et surtout, entre ces familles elles-mêmes et l’ensemble des familles soumises à l’impôt et dépendants de leur juridiction (moquâta’a).
D’ailleurs, Dubar a souligné combien la réunion de la province autonome du Mont-Liban, majoritairement chrétienne, et les régions périphériques, largement musulmanes en 1920, « avait contribué à maintenir, parfois même à raviver, les solidarités communautaires et, de ce fait, à resserrer les liens unissant les notables de chaque confession à leurs ‘’clientèles’’ populaires. C’est une des raisons pour lesquelles certains auteurs continuent à privilégier les rapports de clientèles dans leurs analyses du fonctionnement du Liban contemporain » 501 .
Dubar Définit ces relations de clientèles « par un ensemble de droits et des devoirs à la fois réciproques et profondément inégaux : ainsi en échange des impôts et tributs payés à la famille dirigeante ainsi que des cessions de propriété à leur profit, les petits propriétaires avaient théoriquement droit à une protection, souvent nécessaire du fait de l’insécurité régnant dans certaines zones, de la part de leurs notables respectifs » 502 .
Nous considérons qu’ici consiste le point d’ancrage du ‘’féodalisme politique’’, un fait social saillant au Liban, qui envisage les rapports politiques entre les politiciens et le peuple, en tant que rapport de nature clientèle-confessionnel (échange des services entre les politiciens et le peuple) au lieu d’être de nature purement politique. Cet phénomène est définit, par Sayegh, comme étant « un système de relations politiques entre les grands propriétaires terriens et les fellahs, dans les plaines du Liban ; les descendants des grandes familles dirigeantes traditionnelles et les petits paysans dans le Mont-Liban ; les politiciens influents dont le pouvoir repose à la fois sur leur origine rural, leurs affiliations urbaines et leurs influences économiques, et la masse des citadins dans les villes » 503 il ajoute qu’il s’agit toujours ‘’d’allégeances personnelles à un Leader’’ (zaiim) prenant la forme moderne de supports électoraux en contrepartie d’aides diverses.
Avec les décennies, la famille libanaise a subit des modifications suite aux changements socio-économiques résultants de l’urbanisation, et « grâce à la classe de la bourgeoisie, qu’elle a réussit à insérer deux nouvelles coutumes : L’habitat dans une maison indépendante de nouveaux mariés, et l’instruction des enfants » 504 . Elle est devenue, d’après le sociologue Hatab, Z., ‘’une famille noyauteuse’’, c’est-à-dire composée des parents et de leurs enfants célibataires en reposant sur un système de parenté patriarcal. Mais, malgré ce développement, la réalité socio-politique au Liban ‘’actuel’’ dispose bien d’un ensemble de survivances de systèmes de rapports de clientèles dont elles se présentent avant tout comme des moyens de consolider la popularité - et, par delà, les chances de réélections successives- d’un député aux yeux de sa communauté d’électeurs en échange de services directs tels que trouver du travail, un logement, une école pour les enfants, un passe-droit administratif, etc. pendant la guerre et « Dans certains cas, l’organisation politique de certains députés - incluant des gardes du corps (abadaye) et même des milices armées- semble reproduire, plus ou moins fidèlement, les hiérarchies de fonctions et d’honneurs existants au sein des vieilles ‘’maisons’’ dirigeantes (za’âma istizlamiyya) groupant autour de la famille du za’îm toute une petite société dépendant d’elle depuis les gérants des terres jusqu’aux serviteurs en passant par les abadayes » 505 .
Sans nullement généraliser ce ’’modèle‘’, on ne peut pas nier qu’une certaine continuité existe, entre les notables d’hier et la majorité des députés d’aujourd’hui « ce qui affaibli le côté civil de la vie socio-politique et renforce la domination des relations primaires dans la structure sociale libanaise, en empêchant le sentiment de la loyauté à l’Etat chez l’individu» 506 . Citons par exemples les élections. En effet, elles s’inscrivent, couramment, dans la logique des rapports de clientèle : en échange des voix électorales d’une famille, certains candidats à la députation, généralement par l’intermédiaire de leurs ‘’hommes’’ (azlam), offrent des sommes d’argent ou des ‘’services divers ‘’ et s’assurent ainsi, avant la date d’un vote, d’un nombre de voix parfois évalué à l’unité près dans certaines zones rurales particulièrement bien quadrillées par les candidats.
Dans d’autres situations, le za’îm compte davantage sur la reconnaissance et sur l’attachement affectif, d’ordre quasi religieux, de ses électeurs sans négliger, pour autant, le recours à une stricte ‘’organisation’’ du vote de ses partisans (transports en voitures sur les lieux du vote, tournée préalable de ses agents électoraux…).
Bref, l’analyse du Dubar (1976), a confirmé celle de Chevallier (1971) qui a montré que le système de parenté au Liban est tout à fait typique du système de parenté arabe. Une des caractéristiques principales étant la solidarité familiale au sein d’une même lignée agnatique.
Ainsi, nous constatons que la famille représente une source et un terrain de plusieurs pratiques socio-économiques et socio-politiques significatives dans le système socio-culturel libanais. Parmi ces pratiques, il y a la socialisation des enfants. Ce processus basé sur un système de valeurs qui, impérativement au Liban, doit être accommodé avec le système socio-économique, les attitudes socio-politiques de la famille aussi bien que l’appartenance familiale et celle confessionnelle.
Effectivement, au Liban, la socialisation est inséparable de l’appartenance familiale, l’individu n’ayant pas assez de liberté lui permettant de dépasser les frontières dessinés par le système des valeurs familiales puisque : d’une part, les contraintes familiales sont très rigides et presque infranchissables, et d’autre part, l’obéissance aux parents est un principe organisationnel fondamental auquel se repose tout acte de socialisation. Signalons que les témoignages dans la vie quotidienne sont nombreux, tels que la marginalisation, ou même la chasse de la maison familiale, les enfants qui ne respectent pas rigoureusement les consignes essentiels qui protègent l’appartenance familiale, et cela s’exprime clairement dans les cas où les enfants ont un choix politique opposé à celui de la famille. C’est pourquoi, il est normal que la période des élections (législatives ou autres) au Liban, est une période des affrontements familiaux qu’ils soient inter-familiaux, ou intra-familiaux.
Généralement, au Liban, la socialisation est un moyen qui renforce l’appartenance familiale. En fait, elle est sa source de continuité en survivance. Autrement dit, c’est un processus qui rend la cellule familiale « comme un corps social composé non pas d’individus, mais de personnes dont l’identité est en partie déterminée par une appartenance familiale » 507 . Par exemple, nous observons couramment que lors d’une première rencontre entre deux libanais, l’énoncé des prénoms ne suffit pas, il s’ensuit le questionnement immédiat sur le patronyme (Vous êtes fils de qui ? De quelle régions ?...etc.).
Ainsi, de ce rituel culturel spontané dans la vie quotidienne, nous constatons combien l’identification sociale du sujet est plongée dans le bain de l’appartenance familiale, etcombien la socialisation est inséparable d’elle. D’où le rôle saillant et primordial de la famille dans l’identification sociale de l’individu. Elle est la source de sa reconnaissance sociale qui est, au Liban, sans sens si elle n’est pas marquée par le tampon de la famille.
D’ailleurs, il y a le fait de la ‘’cohésion familiale’’ qui se manifeste par le soutien socio-économique et politique qu’offre la famille à ses affiliés et ses partisans.
En réalité, cette cohésion familiale encourage les acteurs à adopter les attitudes favorisant les valeurs traditionnelles dominantes du fait de son côté pragmatique comme celui de l’aide financière et morale que trouvent les individus aux moments difficiles, dans les institutions du soutient psychologique, matériel et financier de l’Etat dans les sociétés dites ‘’sous développées’’ ou ‘’traditionnelles’’ qui sont presque absents. De ce fait, nous révélons l’affirmation de la cohésion familiale et sa situation qui est, relativement, ‘’consistante’’ dans ce type de sociétés. D’où le sentiment d’appartenance familiale s’enracine dans la mentalité des individus et se prospère dans ces sociétés, et trouve ses points d’ancrage nécessaires à sa survivance dans plusieurs sources telles que : les aides familiales multiples, le système de valeurs traditionnel qui glorifie l’appartenance familiale et la présente comme un moyen indispensable à la reconnaissance sociale du sujet et de son identité.
Ainsi, l’appartenance familiale domine le terrain de l’interaction sociale, empêchant les individus à transgresser les valeurs traditionnelles qui présentent la cohésion familiale en tant que source de force aux moments de la faiblesse, et qui apprécient l’obéissance à l’ordre familial et aux exigences de la famille. D’où, l’incapacité des individus dans ces sociétés à changer la situation et à sortir de leurs appartenances archaïques.
Nous concluons la persistance du poids da la famille et sa primauté dans l’organisation sociale et qu’elle demeure le foyer des nombreuses pratiques sociales significatives du système socio-culturel libanais distingué par l’appartenance familiale et confessionnelle.
Signalons que tout ce qui est déjà cité concernant l’appartenance familiale, son importance pour l’individu comme source de sa reconnaissance sociale, et pour la société en tant que source d’une certaine cohésion sociale, est à certaines mesures, valable pour ‘’l’appartenance confessionnelle’’ de l’individu et la ‘’cohésion communautaire’’, puisque l’identification du sujet au Liban hors du cadre de son appartenance familiale et confessionnelle est un procès sans aucune valeur. Par conséquent, l’acteur social libanais se sent sans identité une fois détaché de ces deux appartenances ressemblant à un médicament qui peut être source de guérison ou de destruction du corps social d’une société qui se penche timidement vers la laïcité.
Hatab, Z., (1980), L’évolution structurale de la famille arabe, Beyrouth, Institut du développement arabe, P : 191. (En arabe).
Camilleri, C., (1971), Les attitudes et représentations familiales des jeunes dans un pays décolonisé en voie de développement, thèse de doctorat, université Paris V, Lille, service de reproduction des thèses de l’université de Lille III, P : 2.
Ibid., Les classes sociales, P : 37.
Ibid., Les classes sociales, P : 38.
Ibid., Les classes sociales, P : 38.
Ibid., Les classes sociales, P : 38.
Ibid., Les classes sociales, P : 45.
Ibid., Les classes sociales, P : 45.
Sayegh, Y., (1962), Entrepreneurs of Lebanon, Cambridge, Harvard University Press, P : 2.
Ibid., L’évolution structurale de la famille arabe, P : 157.
Ibid., Les classes sociales, P : 46.
Taber, P., (1996), L’Etat des confessions face à l’Etat-nation, in Congrès de La reconnaissance de l’autrui, le pardon et la réconciliation, sous dir. Irani, E. et al., Beyrouth, Presses l’Université Libano-Américaine, P : 76. (En arabe).
Ibid., Socialisation et espace pluridimensionnel d’interaction, P : 17.