Au début de la guerre libanaise, Dubar et Nasr ont appliqué une enquête de terrain, en essayant d’articuler le niveau social, confessionnel et politique du pays. Ils ont considéré la société libanaise comme étant à la fois une structure politico-confessionnelle, définie en tant qu’une entité se reproduisant identique à elle-même, résultante de l’ensemble des positions et des rapports symboliques unissant les différentes communautés religieuses, et une structure de classe composée par les positions et les rapports sociaux découlant du système économique.
D’après Dubar et Nasr, le Liban est composé de deux sous-ensembles : le Liban central et le Liban périphérique. « Au Liban central (Beyrouth, Mont-Liban) composé majoritairement de nouvelles classes sociales, depuis la grande bourgeoisie commerciale ou industrielle jusqu’aux salariés des usines modernes, s’oppose le Liban périphérique (périphérie de Beyrouth mais aussi du Liban : Liban Nord, Bekaa, Liban Sud) composé presque exclusivement de sous-prolétaires, de petits commerçants, d’artisans, de paysans pauvres » 643 .
Chaque sous-ensemble a une histoire économique différente de l’autre ; d’où le fait que le Liban central est considérablement dirigé vers le pôle occidental dans les échanges économiques et culturels parce que « les pays occidentaux constituant, pour elles, à la fois une source effective de profit et une sorte de ‘’modèle’’ des références, [pourtant le Liban périphérique s’orientant] traditionnellement vers le pôle arabe et intégré dans des circuits d’échange et de relation multiple avec lui » 644 .
L’importance de cette enquête consiste à éclairer les principales représentations de la domination politique, qui sont : représentation confessionnelle, représentation politique-traditionnelle et représentation socio-économique.
Ces trois représentations renvoient à trois types de mentalités profondément ancrés et présents dans toutes les couches sociales, et qui sont en liaison avec cinq structures idéologiques tiraillées entre le pôle occidental et arabe. Ces structures idéologiques sont : l’idéologie bourgeoise traditionnelle, l’idéologie de la petite bourgeoisie traditionnelle, l’idéologie sous-prolétarienne, l’idéologie ouvrière et enfin l’idéologie moderniste technocratique.
En fait, plusieurs sortes de corrélations peuvent exister entre certaines idéologies en formant des structures mentales diverses mais limitées par les deux pôles : Occidental ou Arabe.
Les principales structures mentales sont :
1- La mentalité de clientèle, qui est la plus ancienne au Liban et dans toute la région. Elle rassemble autour des rapports politiques, régionaux et surtout confessionnels. Elle est Fondée sur les rapports entre les grandes familles des notables (Mkataajiyé) ou de propriétaires terriens (Becks) constituant le groupe dirigeant, d’un côté, et les cultivateurs, les artisans, les boutiquiers indépendants, les petits producteurs, et enfin les métayers, hommes de mains, employés de maison formant une sorte de sous-prolétariat dépendants de la classe dirigeante.
2- La mentalité de classe moyenne généralisée, qui désigne, d’abord, l’intériorisation des idéologies traditionnelles des propriétaires, gros ou moyens, pour avoir son propre affaire en insistant sur l’indépendance professionnelle (libre entreprise). Elle désigne aussi, la polarisation idéologique vers l’occident, source du libéralisme, fondée sur une position, à l’intérieur du système économique, elle adopte « certains modèles occidentaux inculqués, au Liban, par les écoles privées étrangères qui représentent, pour ceux qui partagent cette mentalité, un idéal d’instruction et de socialisation » 645 .
3- La mentalité salariale, d’après les auteurs, est la plus nouvelle, dans la mesure où elle est partagée par une majorité de jeunes et notamment par la quasi-totalité des jeunes ouvriers et employés issus du Liban périphérique. Contrairement à la mentalité précédente, celle-ci est centrée sur le salariat. « Ceux qui la partagent sont nettement orientés vers le pôle arabe des échanges économiques, culturels, politiques… Ils se sentent, à des degrés divers, plus ‘’conscients d’appartenir au peuple arabe’’ que ‘’ jaloux de leur particularisme libanais’’ quoique celui-ci soit rarement rejeté totalement » 646 .
Enfin, Dubar et Nasr abordent un dernier ensemble idéologique qui est ‘’l’idéologie bourgeoise dominante. Cette idéologie est le résultat d’une combinaison des deux structures idéologiques à l’œuvre dans la grande et la moyenne bourgeoisie. Elle a une efficacité d’influencer toutes les mentalités à l’œuvre dans la formation sociale libanaise. Aucune mentalité n’échappe totalement à l’emprise de ses idées, car elle détient les moyens de production idéologique : les mass-media et les appareils scolaires publics et privés.
D’ailleurs, les auteurs en s’appuyant sur les analyses effectuées, démontrent « à quel point la pénétration de cette idéologie s’oppose à nombre de réalités vécues par les autres couches sociales et aux représentations qui en découlent » 647 .
Ainsi, une situation paradoxale existe entre le peuple et la classe dirigeante. C’est ce que les auteurs appellent ‘’la contradiction essentielle’’ doublee par la crise de la formation sociale libanaise : « la coupure profonde entre, d’une part, les situations de classe et la dégradation objective des conditions sociales des classes populaires et de toutes les couches moyennes et, d’autre part, les expressions politiques et idéologiques de ces situations à travers les filtres confessionnelles » 648 .
L’apport de cette approche nous permet de comprendre le glissement du caractère confessionnel aux revendications sociales la veille de la guerre en 1975, et comment dans cette période les revendications sociales ont été perçues comme des protestations communautaires surtout, et les musulmans à l’époque demandaient la réforme en réduisant les privilèges accordés constitutionnellement à la confession Maronite.
Ajoutons que cette approche nous permet de comprendre le paradoxe entre la situation socio-économique et ses modes d’expression qui passent par l’intermédiaire des filtres confessionnels et familiaux. Ces filtres que les théoriciens marxistes contestent, puisqu’ils s’intéressent aux rapports de production et les conflits sociaux entre les différentes classes sociales.
Ibid., Les clases sociales, PP : 1-2.
Ibid., Les classes sociales, P : 312.
Ibid., Les classes sociales, P : 319.
Ibid., Les classes sociales, P : 319.
Ibid., Les classes sociales, P : 320.
Ibid., Le classes sociales, P : 333.