II.6- Approche historico-politique 

D’après la présentation du contexte historique, nous avons remarqué qu’il y avait plusieurs idéologies politiques, et chacune d’elle essaye de véhiculer certaine représentation sociale concernant l’identité du pays. D’où, la nécessité d’aborder les principaux discours idéologiques puisqu’ils constituent une source d’ancrage de ces représentations véhiculées.

Nous attirons votre attention qu’il ne s’agit pas ici d’analyser le corpus idéologique auquel se restitue une élaboration discursive dans ses déterminations historiques et sociales, mais il s’agit d’un travail de repérage qui rendra plus facile au lecteur, d’un côté, la compréhension des réponses de membres de l’échantillon, et de l’autre, de comprendre la manière de diffuser les représentations sociales concernant l’identité du pays.

C’est un travail de repérage des configurations identitaires dans les représentations publiques. Nous le considérons fondamental puisque la définition de l’identité libanaise est toujours un sujet de controverse, et un objet conflictuel suscitant des débats ‘’ardents’’.

En fait, les textes historiques sont des discours idéologiques dont le but est de fonder les origines de l’Etat actuel, question fondamentale pour définir l’identité nationale libanaise. Ces textes proposent plusieurs images et représentations, parfois mythiques, dont la visée est de fonder les origines de l’Etat actuel. Ainsi, une définition de l’idéologie s’impose.

En fait Lipiansky considère que « l’idéologie, n’est pas une représentation ou une idée ; elle ne se définit pas par l’objet de son message mais par la fonction dont celui-ci est énoncé et par son usage social » 649 . Sa fonction est « celle d’offrir une justification aux valeurs dont on présume qu’elles peuvent fonder les consensus et l’ordre social » 650 . Elle est indispensable pour comprendre les différentes configurations identitaires chez les jeunes, également, pour comprendre leur représentations sociales en tant qu’« une formation discursives originale au sein de laquelle l’idéologie n’intervient que sous le rapport de la forme et du l’usage » 651 . L’idéologie, ici, est un projet d’agir sur le vécu, et non pas un simple reflet.

Au Liban, où la politique signifie «la recherche du pouvoir, l’idéologie sera finalement définie comme l’ensemble des représentations accompagnant, les actions qui, dans une société donnée, visant à la conquête ou à la conservation du pouvoir. Au total, une idéologie est une formation discursive polémique, grâce à laquelle une passion cherche à réaliser une valeur par l’exercice du pouvoir dans une société » 652 .

Alors, « l’étude des représentations sociales présente donc un caractère d’incontestable utilité pour la compréhension des phénomènes idéologiques » 653 .

En outre, une articulation conceptuelle existe entre la notion de ’’l’idéologie’’ et celle de ‘’représentations sociales’’ et ses « usages [est] loin d’être constant et uniforme et qu’une utilisation contrastive et complémentaire des deux termes [est] peu fréquente même si elle pouvait apparaître tendancielle possible » 654 , mais c’est toujours en but de justifier une réalité sociale qu’elle soit actuelle ou historique.

Donc, la fonction idéologique et justificatrice du message historique, son usage social font les deux axes auxquels se fondent les discours historiques de la majorité des historiens. C’est dans cette optique que le travail de ’’A.Beydoun’’ « identité confessionnelle et temps social chez les historiens libanais » 655 , est pour nous le plus utile et le plus avantageux parce qu’il est riche en matière et constitue un des rares travaux critiques et scientifiques sur la question.

Dans son œuvre, Beydoun adopte un plan de travail en allant du simple au complexe afin de dévoiler « les types fondamentaux d’attitudes envers du Liban. Le Liban : pays, nation, société, Etat » 656 en choisissant comme question de départ : Le Liban existe-t-il ?

En fait, l’auteur essaye de retracer les discours fondamentaux véhiculés par les historiens libanais contemporains en les mettant à l’épreuve des faits historiques. Il a choisi les textes historiques composant le corpus de son travail afin de dévoiler et de mettre en évidence le ‘’noyautage idéologique’’ des historiens libanais et le phénomène ‘’d’identification passionnelle’’, qui d’après lui, « pervertit nos histoires et les empêches d’être autre chose que des interminables apologies antagonistes soucieuses, non pas tellement d’établir la version véridiques des faits, […] mais bien plutôt de grandir en valeur le groupe auquel l’historien s’identifie » 657 .

Tout au long de sa recherche, l’auteur nous montre comment la dynamique conflictuelle de l’identité est inscrite historiquement à plusieurs niveaux : au niveau du territoire, des légendes, des origines, de l’idéal sociétal et de l’Etat. Ces différents niveaux qui ont une importance saillante puisqu’ils ont une ‘’dimension justificative’’ dont a besoin chaque confession, dans la bataille de la concurrence identitaire, pour s’assurer des ‘’droits historiques’’, et d’une certaine légitimité de son existence, ses valeurs, qui permettent « de préserver l’intégrité symbolique du groupe » 658 dans l’Etat en tant que stade suprême de la cristallisation d’une identité collective, qui représente l’incarnation d’une identité nationale à l’égard de laquelle les libanais sont encore ambivalents. D’une part, ils y aspirent et, d’autre part, ils s’efforcent d’étendre sur lui l’ombre de son identité confessionnelle propre.

Abstraction faite de l’auteur des textes historiques, Beydoun a essayé de mettre en évidence la structure dominante du texte, dans le but de connaître les traits dominants qui s’additionnent pour dessiner une structure de pensée profonde, tels que :

-La focalisation de la valeur dans le groupe.

-Le rejet de l’Autre ou la tentative de le diminuer en valeur lors de tout contact historique avec lui.

-La tendance à figer une origine qui retient l’image du groupe et celle de l’autre et empêche par la suite le temps de se muer en devenir.

Signalons que dans tout le corpus des textes choisis, la question de l’origine est centrale pour l’auteur, parce qu’il considère que « la pluralité des origines revendiquées est le principe des différences entre divers modes d’écritures historiques libanaises (leurs méthodologies, leurs affinités idéologiques et –parfois- leurs sphères d’intérêt)» 659 .

D’après Beydoun, la forme la plus prégnante des discours et des conflits identitaires est fondée sur l’antagonisme communautaire à savoir l’appartenance confessionnelle et non seulement religieuse. Chaque confession a un discours historique qui lui est particulier, fondé sur un certain axe idéologique qui reflète, de degrés différents, le tableau politique de la confession aussi bien que ses convictions, ses attitudes et ses représentations concernant le Liban, son origine et son identité. Mais le dénominateur commun chez les historiens est que « l’histoire du Liban est, pour une très large part, faite d’une constellation d’histoires saintes » 660 , dont la transgression crée le risque de voir mobiliser, contre l’historien, les autorités de sa confession.

Parmi tous ces événements historiques, on remarque que la question libanaise pour les libanais est plus qu’une affaire d’affrontements confessionnels, c’est une question qui étudie la reconstitution d’Etat et sa structure mais dans le but de garder la coexistence entre les différentes confessions.

Malgré les penchants confessionnels traduits par la création des zones géo-confessionnelles durant la guerre, le Liban n’a pas connu la partition à l’instar de la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, ou d’autres pays de l’ex-Union Soviétique, grâce à la volonté des libanais de vivre en commun. C’est cette volonté qui était la source du dépassement de toutes les crises depuis 1840, et de tout accord fait depuis 1920 jusqu’à l‘accord de Taéf. Cette volonté traduite par la parole de plusieurs premier ministres, dont celle du Saéb Salam en défendant l’idée qu’il existe ‘’un seul’’ Liban et non ‘’deux Liban’’ et que le peuple refuse ses chefs politiques et croit à la vie commune, il a dit à ceux qui veulent le confédéralisme : « au Liban, les confessions réjouissent de beaucoup de points communs : La croyance en un seul Dieu, une histoire commune, une lutte commune pour l’indépendance, et particulièrement, les devoirs communs au moment actuel. C’est pourquoi, il doit admettre définitivement qu’il y a un seul Liban et non deux…aujourd’hui, tous les libanais musulmans et Chrétiens, ont peur pour le Liban. Si nous appliquons une enquête pour savoir l’opinion publique, loin de la menace des milices, j’en suis sûr, plus que 99% du peuple, des deux camps, veulent la vie en commun et la coexistence. En fait, Le peuple se plaint de ses chefs politiques qui contribuent à cette catastrophe (La guerre). Les libanais ont un sentiment très profond d’appartenance l’un pour l’autre, et de la possibilité de vivre en paix ensemble» 661 .

D’ailleurs, on remarque que même dans les moments les plus difficiles dans la guerre « quand les choses ou la tension intercommunautaire arrivent à leur point culminant et menacent la formule libanaise de coexistence ou même l’existence du pays, ou assiste de part et d’autre à un réajustement des positions, devrait coûte que coûte, aboutir à un consensus ou à un compromis quelconque qui finit par sauver la situation » 662 . D’autant plus, l’étude sur le terrain faite en 1984 (l’un des années la plus difficiles da la guerre suite à l’invasion israélien du Liban en 1982), par le centre Euro-Arabe des recherches, montrent que « 92% des libanais sont pour l’idée de trouver une solution de la crise en gardant la coexistence et l’entente commun entre les musulmans et les chrétiens, 94%des musulmans et 80% des chrétiens croient que la vie commune est toujours possible au Liban malgré les batailles qui se déroulaient au moments de l’enquête » 663 . Si aux moments de l’apogée de la guerre, les libanais ont ces attitudes, comment, donc, peut-on nier qu’ils ont la volonté de vivre ensemble et restons’’ logique’’! Certes qu’il y avait et qu’il y a des crises, mais n’oublions pas que le Liban est un pays récent, relativement né en 1920, avec une structure sociale hétérogène culturellement et une situation politique compliquée et fortement influencée par la situation régionale du Proche-Orient. Donc, comme a dit Beydoun, « il faudra commencer par admettre que le peuple libanais est encore jeune et en formation, puisque le Liban, du moins ce que recouvre ce terme, est né en 1920. Il sera également nécessaire de méditer aussi sereinement que possible sur les circonstances de cette naissance, sur les tares qui ont grevé depuis le développement du nouveau-né, mais aussi sur ses atouts et sur ses étonnantes capacités de les faire valoir et de survivre aux pires épreuves » 664

Et si nous lisons attentivement l’histoire des sociétés considérées actuellement en paix et stables relativement, nous trouvons que cette stabilité n’était pas un résultat momentané, elle est le fruit des affrontements et des guerres qui ont duré des dizaines d’années, selon la particularité de la société, la complexité de sa situation aussi bien que les facteurs internes et externes qui ont participé à les déclencher. Et nous croyons que la situation du Liban ne se dérive pas de ce principe socio-historique qu’a vécu presque la majorité des sociétés humaines.

D’après la littérature historique et idéologique, nous essayons de retracer les traits saillants de la construction de l’identité libanaise en reprenant certaines déclarations des historiens qui nous éclairent afin de dégager les différentes configurations, voir ‘’modèles ‘’de l’identité libanaise visés par chaque confession découlant de son discours idéologique, et de son modèle théorique.

Signalons que, nous adoptons la notion de ‘’modèle’’ dans le souci de clarté de la présentation synthétique, et non, en tant que ‘’modèle idéologique et théorique’’. C’est une simple classification pour faciliter au lecteur le discernement.

Nous entendons par le terme ‘’modèle’’ un système stable de traits identitaires dégagés par l’analyse, fondés sur un corpus idéologique dans lequel ils prennent sens et se réfèrent. Sachant que ces modèles idéologiques, ne sont pas nécessairement adéquats avec la structure sociale ou les pratiques socio-politiques des libanais. Ces « discours se situent par delà les pratiques, en contradiction avec elle, ou sont tout au moins décalés » 665 .

Avant de présenter les différents modèles identitaires que nous pouvons dégager, nous attirons l’attention que leur nomination reste une question relative et changeante dans le temps. Ajoutons que certaines appellations sont flottantes (identité régionale-religieuse), mais toutefois révélatrices des lignes de particularité et de clivage des discours politico- idéologiques. Venons-en, donc, pour découvrir les principaux modèles identitaires dégagés. 

Notes
649.

Lipiansky, E-M., (1979), L’âme française ou le national-libéralisme, Paris, Anthropos, P : 14.

650.

Bourdon, R., (1982), Idéologie, in Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, P.U.F, P : 280.

651.

Ibid., L’idéologie dans l’étude de représentations sociales, P : 23.

652.

Baechler, J., (1976), Qu’est-ce que l’idéologie ?, Paris, Gallimard, P : 60.

653.

Ibanez,T.,(1991), Propos sur l’articulation entre représentations sociales et idéologies, in Idéologies et représentations sociales, Lipiansky, E-M.,et al., Cousset, Delval, P : 179.

654.

Lipiansky, E-M, (1991), Représentations sociales et idéologies : Analyse conceptuelle, in Idéologies et représentations sociales, Lipiansky, E-M., et al., Cousset, Delval, P : 60.

655.

Ibid., Identité confessionnelle et temps sociale chez les historiens libanais, Beyrouth, Librairie Orientale/ pub .Université Libanaise.

656.

Ibid., Identité confessionnelle et temps sociale, P : 15.

657.

Ibid., Identité confessionnelle et temps social, P : 568.

658.

Ibid., Identité confessionnelle et temps social, P : 16.

659.

Ibid., Identité confessionnelle et temps social, P : 312.

660.

Ibid., Identité confessionnelle et temps social, P : 582.

661.

Ibid., La coexistence au temps de la guerre, PP : 149-527.

662.

Makki, R., Maroun, I., (2001), Passions confessionnelles et réajustement culturel convivial : Le cas du Liban, in recherches et pratiques interculturelles : nouveaux espaces, nouvelles complexités, 8èmecongrès international des recherches interculturelles (ARIC), P : 1.

663.

Ibid., La coexistence au temps de la guerre, PP : 662-672.

664.

Ibid., L’Identité des libanais, P : 19.

665.

Beyhum, N., (1990), Crise sociale et production de nouveaux acteurs dans le conflit libanais, in l’avenir du Liban, sous dir.Balta, P., Paris, EDI, P : 50.