Introduction Générale

Les budgets-temps de transport sont réputés stables depuis plusieurs décennies. Etablie sur les travaux fondateurs de Zahavi, cette conjecture suggère que la moyenne par agglomération des temps quotidiens de transport serait d’une durée invariable d’une heure. Les comparaisons internationales des budgets-temps de transport moyens révèlent leur proximité quelles que soient les villes ou les époques considérées. Néanmoins, derrière l’apparente stabilité, les études des années 1990 ont révélé un très grand nombre de sources de variation des budgets-temps de transport, ainsi qu’une grande hétérogénéité des mobilités quotidiennes. L’hypothèse de stabilité des budgets-temps individuels s’en trouve invalidée. Par conséquent, la conjecture de Zahavi n’a pas une valeur de loi comportementale. Au contraire, l’allocation du temps au transport résulte d’un processus complexe.

La conjecture de Zahavi a tout son sens lorsqu’elle est mise en perspective avec la croissance de la mobilité et la diversité des situations urbaines comparées. D’autant que, l’observation internationale des budgets-temps de transport simultanément à la croissance des distances parcourues au cours de ces trente dernières années, a pu suggérer leur stabilité. D’autre part, l’articulation des temps avec la portée et la vitesse des déplacements quotidiens met en lumière, dans la dynamique urbaine, le rôle du développement des infrastructures routières et de la réduction du coût de déplacement en voiture particulière. Cependant, les budgets-temps de transport n’ont pas été réduits, et au contraire, leur maintien semble avoir accompagné la hausse de la mobilité. L’amélioration des vitesses est dès lors perçue comme le principal facteur de l’intensification de la mobilité. Les déplacements plus rapides ont ouvert de nouveaux espaces aux choix de localisation. L’automobile a ainsi favorisé l’étalement urbain. Dans ce schéma causal reposant sur la conjecture de stabilité des budgets-temps de transport, la vitesse est responsable de la croissance de la mobilité, ainsi que de l’expansion urbaine. Ces dernières semblent, maintenant, entretenir la dépendance à l’automobile.

Un premier objectif de notre recherche sera l’exploration de cette relation de coproduction ville-transport sous l’angle de l’articulation des espaces-temps de la ville. Par leur position centrale entre les trois dimensions (structure urbaine, système de transport et besoins de mobilité), les budgets-temps de transport permettent d’expliquer une dynamique du développement urbain. Dans ce cadre, la conjecture de Zahavi fixe un certain nombre d’éléments et synthétise cette dynamique autour du rôle structurant des vitesses. En effet, ces dernières affectent, à la fois les mobilités et les choix de localisation. La recherche d’une certaine cohérence entre les systèmes urbains et la mobilité associée s’orientera alors vers l’articulation des espaces urbains et des temps consacrés aux déplacements. Tant qu’elle est admise, la stabilité des budgets-temps offre un schéma explicatif de la dynamique urbaine, dont découlent un certain nombre de leviers politiques de régulation de la mobilité et de la forme urbaine. Par exemple, un contrôle des vitesses permettrait de maîtriser l’étalement urbain.

Toutefois, la remise en question de la conjecture de Zahavi nuancera le bien fondé de ce type de politiques. Un premier travail repose sur l’analyse d’une base de données internationales 1 mettant à notre disposition l’information des mobilités et des systèmes de transport urbain dans le monde pour l’année 1995. La comparaison internationale des budgets-temps de transport motorisé illustre de nouveaux aspects des organisations urbaines et révèle les mécanismes temporels de la coproduction ville-transport. Toutefois, cette analyse ne peut prétendre à la compréhension complète de la dynamique urbaine : tout au plus, et comme toute autre analyse en séries croisées, cette étude produit-elle des pistes de recherche, qui n’ont de valeur que sous l’hypothèse que l’observation en un seul point du temps peut produire une approximation raisonnable de la réalité.

Par ailleurs, dans le contexte individuel d’un manque de temps chronique, la stabilité du budget-temps de transport apparaît comme un paradoxe. Les activités constituant les emplois du temps sont de plus en plus morcelées. Le temps accordé aux activités primaires, telles que le sommeil ou la sustentation est peu à peu réduit. Pourtant, le budget-temps de transport reste stable, alors même que les moyens de déplacement sont de plus en plus rapides et procurent donc la possibilité de le réduire. Ce paradoxe est le signe que le transport occupe une position particulière dans les programmes d’activités. Il possède, en effet, un double rôle. D’une part, il est la condition nécessaire à la poursuite de toute activité hors-domicile. En ce sens, il occupe du temps et peut être perçu comme un coût nécessaire et subi. D’autre part, il constitue une activité à part entière. Le temps de transport possède alors une valeur intrinsèque, et ce d’autant qu’il y a des possibilités de réappropriation de ce temps. La poursuite d’activités durant les temps de déplacement est de plus en plus fréquente, les temps de déplacement devenant des temps d’activités multiples. En conséquence, dans la résolution de la concurrence entre les activités pour la ressource temporelle, le temps de transport pourra aussi bien être considéré comme un coût d’accès à une activité que comme une activité en soi.

Notre étude s’oriente ensuite vers la question de la prise en compte des choix temporels de transport dans la constitution des programmes d’activités. La conception de la demande de transport, en tant que demande dérivée des programmes d’activités, est ainsi le fondement de l’analyse et de la modélisation de la mobilité par les activités. Dans cette voie, une attention particulière est apportée aux contraintes spatio-temporelles qui limitent les choix de mobilité et d’activités, ainsi qu’aux interdépendances entre ces choix. La microéconomie propose une représentation robuste des comportements d’allocation de temps aux activités, dans laquelle les choix de transport ont été introduits. Cependant, la représentation de ces choix est limitée par la double nature caractérisant le temps de transport (coût d’accès et activité en soi). Aller au-delà de cette représentation nécessite une meilleure connaissance des relations entre les temps de transport et les durées des autres activités. Ces relations sont explorées par l’application (au cas de Lyon) d’un modèle de durées aux budgets-temps de transport.

Cette mise en cause progressive de la conjecture de Zahavi nous conduit à une démarche en trois parties.

Dans la première partie, l’étude de la conjecture conduit à redéfinir le sens de la proposition de Zahavi et précise la portée novatrice de sa vision des comportements de mobilité. Le premier chapitre s’efforce de redéfinir précisément ses hypothèses. Dans un premier temps, nous écartons la notion de loi comportementale sur la base des arguments économiques qui conduisent à la réfutation de la constance des budgets-temps de transport individuels. Dans un second temps, nous soulignons les difficultés rencontrées par les comparaisons internationales, tant en matière de définition des indicateurs analysés, que des mesures employées. La multiplicité des définitions et la complexité de l’établissement d’une norme constituent certainement une première explication des débats autour de la stabilité des temps de transport, ainsi que des critiques et des incompréhensions de l’apport de Zahavi. Enfin, « l’hypothèse forte de stabilité » des budgets-temps de transport est présentée au travers des résultats de cet auteur et des études postérieures.

Mais, l’observation internationale des budgets-temps de transport n’est qu’un des deux versants de la conjecture. Le chapitre 2 se concentre sur ce que nous appelons « l’hypothèse faible de régularité » des budgets-temps de transport. Derrière la constance observée au niveau agrégé de multiples régularités sont aisément identifiables : de nombreux systèmes de compensations entre sous-populations semblent œuvrer pour le maintien de la stabilité de la moyenne. Articulées sur les attributs de la mobilité, des systèmes de transport ou de la structure urbaine, ces compensations soutiennent un certain nombre de mécanismes de comportement, qui méritent d’être élucidés.

La seconde partie explore l’organisation des espaces-temps de la ville. Le chapitre 3 propose la comparaison internationale des budgets-temps de transport par agglomération. Elle met en évidence deux gestions des mobilités motorisées distinctes, qui s’opposent en termes de consommations d’espace et de temps. Chacune semble résulter d’une organisation espaces-temps particulière des systèmes complexes faisant intervenir à la fois les structures urbaines, les systèmes de transport et les besoins de mobilité des urbains.

Malgré les limites et les faiblesses de cette analyse en séries croisées pour identifier les relations inscrites dans la dynamique du développement urbain, une autre version de la conjecture de Zahavi est proposée, dans le chapitre 4 : le surinvestissement des gains de temps. Les gains de temps ouvrent de nouveaux espaces, qui semblent attiser le désir de mobilité et incitent à parcourir plus de distance. Sous cette hypothèse, le temps de transport n’est plus figé, il est ajustable selon les besoins et les aspirations des individus. Son rôle dans les politiques de régulation de la mobilité, qu’elles soient composées des outils classiques des politiques urbaines ou des politiques de transport, ne se réduit plus au simple réinvestissement systématique des gains de temps. L’effet de cliquet à la baisse des budgets-temps de transport, que suggère notre analyse, réduit la marge de manœuvre du politique.

Cette mise en avant des temps de déplacement dans l’organisation urbaine et surtout dans la gestion des mobilités renvoie à la question de la gestion des temps et de la place du transport dans les programmes d’activités. La grande difficulté de la modélisation des comportements de mobilité tient à la nature dérivée de la demande de transport. Après une revue des mécanismes proposés jusqu’à présent par la microéconomie, le chapitre 5 traite de la demande du temps de transport et de sa relation avec celui des autres activités. Nous proposons notamment l’introduction de contraintes techniques entre les temps d’activités dans les modèles généraux d’allocation de temps. Elles permettent une valorisation des gains de temps de transport se répercutant directement sur les programmes d’activités.

Les relations entre temps d’activités et temps de transport doivent alors être approfondies afin d’intégrer le double rôle du temps de transport. C’est le but de bon nombre d’analyses activity-based. Nous proposons dans cette voie, une analyse des budgets-temps de transport fondée sur l’approche, qui nous a semblée la mieux adaptée à l’étude des programmes d’activités, celle des modèles de durées. Le dernier chapitre présente la méthode et les résultats de l’estimation du modèle de durées menée sur les budgets-temps de transport observés dans l’agglomération lyonnaise en 1995.

Notes
1.

« Millenium Cities Database » produite par l’Union Internationale des Transports Publics.