Conclusion de la Partie II

L’observation internationale des budgets-temps de transport motorisé à partir de la base MCD produit de solides éléments de discussion de la conjecture de Zahavi. En effet, au niveau agrégé d’analyse, l’envergure internationale des données et la richesse de l’information compensent, comme pour de nombreuses études, l’absence de prise en compte de la marche à pied. L’intervalle des budgets-temps de transport internationaux qui apparaît est comparable à ceux des analyses antérieures et semble alors indiquer une relative stabilité des budgets-temps de transport au niveau mondial. Toutefois, les attributs de la distribution de l’échantillon indiquent une dispersion relativement importante. En conséquence, la stabilité ne semble pouvoir être soutenue qu’à la condition de considérer des situations urbaines caractérisées par des contextes géographiques, historiques, économiques, culturels très diversifiés.

L’analyse des budgets-temps de transport à un niveau plus fin que le niveau mondial nécessite plus de précautions. Les différences entre deux agglomérations peuvent très certainement s’expliquer par des erreurs de mesure et l’absence de la marche à pied. De ce fait, nos conclusions doivent se limiter à la proposition d’hypothèses. D’une part, l’identification de quelques variables influentes soutient l’hypothèse faible de régularité des budgets-temps de transport. Cependant, des précautions sont nécessaires, même pour les relations les plus significatives, comme par exemple l’effet négatif de la densité urbaine. Comme nous l’avons déjà évoqué les relations identifiées se heurtent aux limites de l’analyse en séries croisées, tant pour les questions de causalité entre les variables, que pour celles relatives à la robustesse des résultats. De nombreuses relations sont le résultat de la juxtaposition des deux profils urbains et peuvent se révéler non pertinentes pour des situations locales. D’autre part, le mécanisme du réinvestissement des gains de temps est remis en question par l’observation des budgets-temps de transport les plus élevés associés aux systèmes de transport offrant les meilleures vitesses. Or, il paraîtrait logique de constater une réduction des budgets-temps de transport ou comme le suggère la conjecture de Zahavi d’observer une compensation entre les gains de vitesse et l’extension des distances parcourues. Nos résultats nous amènent au contraire à supposer que le réinvestissement des gains de temps peut dépasser la frontière des budgets-temps de transport.

L’intérêt de la conjecture de Zahavi est qu’elle nous a conduit à remettre en cause l’idée selon laquelle les individus cherchaient à réduire de façon absolue le temps passé dans les transports. Mais la façon dont est présentée cette conjecture, comme une « loi » de constance des budgets-temps de transport doit être contestée. Ce qui doit être retenu des travaux de Zahavi est l’idée selon laquelle il existe un effet de cliquet des budgets-temps de transport puisqu’ils ne s’orientent pas à la baisse, même et surtout si les vitesses augmentent. Cet effet de cliquet fonctionne à la baisse, mais pas à la hausse. Les budgets-temps de transport peuvent augmenter :

  • Soit pour profiter d’une vitesse accrue offrant des opportunités nouvelles de « conquête de l’espace » et des activités qui s’y inscrivent. Le gain de vitesse augmente alors la portée et les occasions de déplacement.
  • Soit pour compenser le ralentissement des vitesses dans une zone urbaine donnée. Ainsi, en Suisse, les budgets-temps de transport moyens sont plutôt supérieurs à ce qu’ils sont dans les villes européennes de même taille, du fait d’une proportion un peu plus forte de déplacements en transports en commun. Dans le même ordre d’idées, en région parisienne, la dégradation des conditions de circulation automobile au cours des années 1990 pourrait expliquer un accroissement des budgets-temps de transport des automobilistes se déplaçant sur certains axes.

En d’autres termes, la réduction des vitesses n’est pas une garantie de la réduction des distances parcourues et de la mobilité. Lorsque Wiel (2001) promeut la réduction des vitesses automobiles, il ne soutient pas qu’elle est une solution garantissant un retour à la ville compacte. En revanche, c’est un moyen de reconnaître que la fuite en avant dans l’étalement urbain place la ville « en état de panique » 2 . Par une politique qui, explicitement ne cherche plus à offrir des gains de temps, il s’agit de mettre fin à cette course au besoin de vitesse pour proposer des programmes cohérents de mobilité durable. Quand bien même cela conduirait à un accroissement des budgets-temps de transport, ce qui importe n’est pas en soi la vitesse, la distance, la taille de l’agglomération ou sa compacité.

Héran (2001) rappelle ainsi les visions classiques des relations entre système de transport et structure urbaine. D’une part, l’efficacité du système automobile et la réduction des coûts de la mobilité ont profondément transformé la ville (Wiel, 1999). Et d’autre part, la nouvelle donne urbaine a entretenu la dépendance automobile (Newman et Kenworthy, 1989 ; Dupuy, 1999). Mais, les avis sont partagés quant aux politiques à mettre en œuvre afin de réduire l’usage de automobile. Pour Newman et Kenworthy, la réduction de cet usage passe par une organisation urbaine dense et mixte, qui semble être un facteur déterminant. Pour Dupuy et Héran, il convient d’agir sur le système de transport, notamment au travers d’une réduction des performances relatives de l’automobile.

De notre point de vue, il apparaît qu’afin d’éviter le détournement des effets de ces mesures, des actions doivent être menées sur les deux plans : celui de la structure urbaine et celui du système de transport. En effet, réduire les avantages comparatifs de l’automobile sans proposer de solutions alternatives en termes de système de transport ou de localisations des opportunités, ne semble pas soutenable sans réduire l’accessibilité d’une part importante de la population. Par ailleurs, la pérennité d’un nouvel agencement urbain privilégiant la densité et la mixité n’est possible qu’à condition d’empêcher le « hold-up » des gains de temps, donc en bloquant leur probable réinvestissement, pouvant découler de l’hypothèse de stabilité des budgets-temps de transport ou d’un simple goût pour l’accumulation d’activités hors-domicile.

Nous devons donc rechercher « …une approche pour développer un cadre intégré, basé sur des études microéconomiques et comportementales recherchant la source de chaque action ou activité (préférence, contrainte, etc.) au lieu de ses effets (déplacement, consommation et localisation). » 3 .

Nous pouvons, pour conclure, généraliser cette remarque. Ce que les politiques de la mobilité urbaine doivent réussir dans les années à venir ne se résume pas à un indicateur, qu’il s’agisse de la densité, du budget-temps de transport, de la vitesse ou de la distance moyenne parcourue quotidiennement. Nous devons au contraire nous garder de tout simplisme, de toute polarisation sur une variable clé. Le fait que le réductionnisme méthodologique propre à la microéconomie nous ait conduit à nous concentrer sur la question des budgets-temps de transport, puis sur celle de la vitesse ne doit pas nous induire en erreur. La démarche analytique qui cherche, par simplification, à faire émerger les causalités les plus significatives ne doit pas être confondue avec les décisions politiques, qui doivent prendre en compte de multiples dimensions. Mais en nous concentrant sur certains mécanismes méconnus, comme le réinvestissement en transport du temps gagné par les améliorations de la vitesse, nous apportons de nouvelles logiques possibles pour les politiques urbaines.

Notes
2.

Wiel (2003), p. 1.

3.

Martinez (2002), p. 262.