Conclusion Générale

Notre travail a consisté à interroger la constance des budgets-temps de transport quotidiens, et dans un premier temps, la notion plus fondamentalement de « loi ». A cette dernière nous substituons le terme de « conjecture » car ce qui est en jeu n’est pas tant l’établissement d’un constat, que le développement d’une analyse.

Les mesures de la mobilité soutiennent difficilement une stabilité rigoureuse des budgets-temps de transport. Toutefois, les variations observées semblent étonnamment réduites face à l’extension des distances parcourues et au développement des vitesses. Ce que nous qualifions d’« hypothèse forte de stabilité » doit donc être compris relativement à l’hétérogénéité des systèmes de transport observés. Par ailleurs, le phénomène agrégé du budget-temps de transport constant recouvre des mécanismes divers qui révèlent tous les enjeux de l’évolution des caractéristiques de la mobilité. Ces mécanismes semblent indiquer des gestions paradoxales du temps de transport, tant au niveau de la ville qu’au niveau individuel.

Au niveau urbain, les gains de vitesse n’ont pas été utilisés pour passer moins de temps dans les transports, mais pour aller plus loin. La comparaison internationale des budgets-temps de transport semble soutenir ce réinvestissement des gains de temps en transport supplémentaire. Elle paraît aussi indiquer la croissance des budgets-temps de transport motorisé dans certaines situations. En mettant l’accent sur les organisations des espaces-temps urbains, cette analyse distingue deux profils d’agglomération selon les consommations d’espace et de temps des mobilités associées. Ainsi, nous identifions un profil urbain extensif, dont le développement est associé à des distances parcourues et des temps de déplacement motorisés élevés. Dans ces agglomérations, l’automobile semble être à la fois la condition permissive et la condition nécessaire du développement de l’espace-temps urbain. A l’opposé, les villes du profil intensif semblent parvenir à maintenir les consommations espace-temps de leur mobilité, en proposant une autre organisation urbaine plus dense et un système de transport moins dépendant de l’automobile et, a priori, moins rapide. Cette opposition illustre le paradoxe de la gestion des temps de transport urbain, puisque les vitesses plus rapides du profil extensif ne semblent pas réduire, ni même maintenir constant le budget-temps de transport. Tout se passe alors comme si, dans ces agglomérations, la vitesse avait ouvert de nouveaux espaces plus attractifs, qui incitent à l’extension du budget-temps de transport.

Toutefois, les données imposent de nombreuses limites. L’absence des temps de déplacement en marche à pied nous contraint, pour la comparaison des temps de déplacements urbains, à supposer que la gestion des temps de transport motorisé est indépendante de celle des temps en marche à pied. De plus, les contraintes inhérentes à l’analyse en séries croisées appellent toutes les précautions pour l’interprétation des résultats en termes de causalités. En conséquence, le probable dépassement des budgets-temps de transport, que nous constatons, n’est pas rigoureusement démontré. Malgré cela, notre analyse des espaces-temps urbains souligne les enjeux de la maîtrise des vitesses dans le développement urbain. Le probable surinvestissement des gains de temps attire, notamment, l’attention sur les limites des politiques urbaines et des transports en matière de régulation des mobilités et du développement urbain. La gestion des temps de transport urbain doit donc être reconsidérée par ces politiques de régulation.

Ainsi, sous l’hypothèse d’un effet de cliquet à la baisse des budgets-temps de transport, les outils classiques de ces politiques (tarification des infrastructures et des modes de transport, réglementation des accès, investissement en transports collectifs, etc.) encourent deux risques. Tout d’abord, celui de voir leurs effets détournés par les mécanismes d’ajustement s’articulant autour des temps de transport. Les politiques de développement des infrastructures, de péages de congestion ou de densification et de mixité de l’espace urbain sont susceptibles, à terme, de produire des gains de temps et donc des demandes induites qui réduiront les impacts escomptés. Ensuite, les politiques parvenant à bloquer ces ajustements (par exemple en limitant directement les vitesses), pourraient conduire à une hausse des budgets-temps de transport, avec le risque de réduire l’accessibilité. En conséquence, il apparaît comme nécessaire de parvenir, simultanément, à bloquer le « hold up » des gains de temps et à proposer des solutions alternatives de mobilité et de localisation.

Le second paradoxe de la gestion des temps de transport fait référence aux choix de programme d’activités. Au niveau individuel, les gains de temps ne sont pas consacrés à d’autres activités, qui auraient a priori une utilité plus grande que le transport. Cette substitution attendue entre les temps de transport et d’activités soulève la question des relations entre les durées activités et notamment celle de la représentation de la demande dérivée de transport. Notre analyse de la dimension temporelle de la mobilité individuelle soumet l’idée selon laquelle le choix du temps de transport relève à la fois du coût d’accès aux opportunités et de l’activité en soi. En conséquence, la durée quotidienne de déplacement ne serait pas uniquement déterminée par la relation de nécessité, qui la relie aux autres activités, mais entrerait aussi, directement en concurrence avec les activités. Un défi des modélisations des mobilités réside dans l’intégration de la dimension temporelle du transport dans les représentations des comportements d’activités. Les modèles actuels sont fortement limités par la relativement faible connaissance des mécanismes d’allocation de temps aux activités.

L’analyse de la mobilité par les activités considère que les choix de transport sont dictés par les activités constituant les emplois du temps. Cette orientation a contribué à définir un nouveau rôle du temps dans les comportements. En effet, la participation aux activités peut être vue comme une question d’allocation de temps. En conséquence, dans le prolongement logique de l’analyse du budget-temps de transport, une attention particulière est portée à ses relations avec les durées quotidiennes d’activités. Dans un premier temps, l’intégration du double rôle du temps de transport (coût d’accès et activité en soi) est proposée dans l’une des représentations microéconomiques du comportement d’allocation de temps les plus récentes et abouties de Jara-Diaz (2003). Cette formalisation propose une valorisation des gains de temps de transport au travers de la contrainte les reliant aux durées d’activités. Ce résultat souligne tout l’intérêt de l’analyse des relations entre les temps des différentes activités, dont le transport, pour la compréhension de la nature dérivée du temps de transport.

L’analyse des budgets-temps de transport individuels que nous proposons se révèle pertinente, mais elle est toutefois limitée. En effet, en se concentrant sur les budgets-temps de transport quotidiens, elle apporte un nouveau regard sur le comportement d’allocation de temps au transport et sur les relations existant entre les budgets-temps de transport et ceux des autres activités. Toutefois, par l’agrégation des temps de déplacement, les attributs et les spécificités de chaque déplacement et de chaque activité ne sont plus détaillés. Nous ne pouvons alors plus observer les liens entre les durées de chaque épisode d’activités qui composent l’emploi du temps quotidien.

De nombreux modèles de durées ont été estimés pour différents types d’activités. Ils se sont révélés pertinents, tout d’abord, pour l’exploration des relations entre les durées et les attributs socio-économiques individuels, les caractéristiques de mobilité, etc. De plus, ils permettent la caractérisation de la dynamique temporelle du processus étudié. Ainsi, ils peuvent révéler les cycles temporels animant les activités ou l’existence de dynamiques différenciées selon les groupes d’individus. De façon similaire à l’estimation de modèles de durées pour l’analyse des durées d’activités, nous en proposons une application aux budgets-temps de transport de Lyon. Au-delà de l’illustration de régularités du budget-temps de transport et de ses relations avec d’autres variables, les résultats illustrent quelques éléments relatifs aux programmes d’activités et à la gestion des temps. Notamment, les élasticités du budget-temps de transport médian par rapport aux durées d’activités indiquent sa corrélation positive avec les durées d’achats et de loisir. De plus, la dynamique temporelle caractérisant les budgets-temps de transport semble indiquer un seuil à partir duquel la probabilité d’interruption du temps de transport est décroissante. Ce seuil peut être le signe de l’existence de deux types de gestions des temps de transport. Un développement de cette version du modèle pourra préciser l’identification des sources de cette hétérogénéité.

Dans la perspective de l’exploration des relations entre les budgets-temps des activités et du rôle du budget-temps de transport dans les emplois du temps, la prolongation de cette recherche pourra s’orienter vers une modélisation plus précise de ces systèmes. Pour cela, les modèles de durées à risques concurrents conditionnels nous paraissent une méthodologie adaptée. En effet, cette modélisation des probabilités de transition d’un type d’activités à un autre permet la dépendance des durées des épisodes d’activités par rapport aux types des activités précédente et suivante. Ainsi, ces durées sont directement en relation avec l’enchaînement des activités. De plus, par l’introduction de facteurs variant dans le temps, il semble possible de pouvoir représenter les effets du contexte temporel sur les programmes d’activités, tels que les horaires de réalisation des activités et des déplacements, les situations des autres membres du ménage, l’évolution des conditions de trafic, etc.

Les deux gestions paradoxales des budgets-temps de transport, suggérées par leur stabilité soulignent, chacune à son niveau, certains mécanismes des comportements de mobilité. Au niveau urbain, l’analyse des temps de transport met l’accent sur l’articulation des espaces accessibles et en définitive sur les espaces-temps offerts par la ville. Alors que rapportées au comportement d’allocation des temps, les durées de transport renvoient au mode de gestion de la ressource temporelle individuelle.

Plus généralement, les deux approches, que nous avons développées, proposent en fait deux visions complémentaires de l’inscription de la mobilité dans les dimensions spatiale et temporelle des systèmes urbains. Par ailleurs, l’approche de la mobilité par les activités souligne le poids des interactions sociales dans la détermination des programmes d’activités. L’appartenance à différents réseaux sociaux (famille, groupe d’amis, réseau professionnel, etc.) définit un ensemble supplémentaire d’opportunités, de priorités et de contraintes. Une compréhension holistique de la mobilité passe donc par l’articulation d’au moins ces trois dimensions.