1.2. Domaine de spécialité

1.2.1. Comment caractériser le domaine ?

Le terme est traditionnellement défini par rapport à un domaine. En effet, la notion de domaine se trouve « au centre de la conception de la terminologie wüstérienne » (Delavigne (2001 : 167)). De façon générale, on peut dire, en suivant Bessé (2000 : 183), que le domaine est « une structuration des connaissances ». C’est aussi ce qu’explique Sager (1990 : 16) :

‘In practice no individual or group of individuals possesses the whole structure of a community’s knowledge; conventionally, we divide knowledge up into subject areas, or disciplines, which is equivalent to defining subspaces of the knowledge space.’

et ce que laisse entendre la définition ISO de domaine 46  : « partie du savoir dont les limites sont définies selon un point de vue particulier ».

Plus précisément, selon la vision traditionnelle, un domaine est un ensemble organisé de concepts (Bessé (2000 : 183), Depecker (2003 : 145), Cabré (1999 : 99)), ce qui a pour effet que l’on parle parfois de champ conceptuel (Depecker et Cabré, (ibid.)). Cette structure notionnelle, que l’on représente classiquement sous la forme de l’arbre du domaine, est généralement divisée en sous-structures, elles­-mêmes divisées en d’autres sous-structures de niveau plus fin, etc., de sorte que chaque sous-structure renvoie à un sous-domaine particulier, comme l’expliquent Delavigne (2001 : 166) et Cabré (1998 : 174).

A l’intérieur d’une même structure, les différents concepts s’apparentent selon de grands types de relations, dites relations conceptuelles, qui sont classiquement divisées en relations logiques et relations ontologiques (Cabré (1998 : 174), Depecker (2003 : 88)).

Les relations logiques sont généralement définies « comme des rapports de ressemblance, d’identité ou d’opposition entre concepts » (Depecker (2003 : 150)). Dans une relation logique, les concepts possèdent au moins un caractère en commun. On répartit généralement 47 ces relations selon les deux catégories suivantes :

  • relations génériques ou relations d’hyperonymie 48 : relations dans lesquelles « un concept est plus général que l’autre, c’est-à-dire que le premier (le générique) confère tous ses caractères au second (le spécifique), mais que l’inverse n’est pas vrai. Le concept spécifique possède alors, en plus des traits conférés par le générique, d’autres traits qui le particularisent par rapport à ce dernier 49  » (Cabré (1998 : 175)). Selon Sager (1990 : 30), on peut exprimer la relation générique de la manière suivante : X is a type of A, ou X, Y and Z are types of A, ou A has the specific concepts X, Y and Z, ou A has the subtype A. Par exemple, le concept de /navigation/ est le générique ou l’hyperonyme de /navigation fluviale/ et /navigation maritime/, et, inversement, ces deux derniers concepts sont les spécifiques ou les hyponymes de /navigation/.
  • relations de coordination ou relations de co-hyponymie : relations dans lesquelles « les deux notions sont spécifiques d’un même générique, c’est-à-dire que les deux concepts partagent les caractères du concept générique, mais que chacun possède ses caractères particuliers qui les différencient » (Cabré (1998 : 175)). Autrement dit, selon Depecker (2003 : 153), il s’agit d’une relation « qui unit des concepts dépendant d’un même concept immédiatement supérieur ». Dans le cas où il n’existe pas de générique ou d’hyperonyme reconnu, on préfère parler d’isonymes plutôt que de co-hyponymes (Depecker (2003 : 135)). 

Les relations ontologiques, quant à elles, ne reposent pas sur la ressemblance entre concepts, mais plutôt sur « la proximité situationnelle des éléments de la réalité » (Cabré (1998 : 179)). Elles se répartissent en deux catégories :

  • relations partitives ou relations méronymiques 50  : relations dans lesquelles « l’objet représente la partie d’un tout » (Depecker (2003 : 155)). Selon Sager (1990 : 30), on peut exprimer la relation partitive de la manière suivante : X is a constituent part of Y, ou X, Y, Z are constituent parts of A, ou A consists of X, ou A consists of X, Y and Z. Par exemple, un tout comme /une automobile/ est constitué de parties comme /la carrosserie/, /le châssis/, /les essieux/, /les roues/, ou /le moteur/. Il existe plusieurs types de relations partitives : composant–composé (fer / acier), contenant-contenu (cartouche / cigarettes), etc.
  • relations associatives : « relations qui s’établissent entre concepts soit par vertu (principe agissant qui, dans une chose, est la cause des effets qu’elle produit), soit par expérience » (Depecker (2003 : 156)). Ces relations incluent elles-mêmes de nombreux types de relations. Signalons que les plus utilisées en terminologie, d’après ce même auteur, sont les relations séquentielles : cause-effet (détonateur / explosion), agent-action-résultat (dessinateur / dessiner / dessin), etc., et les relations topologiques, dans lesquelles « un objet est situé par rapport à un autre » : par exemple, chez les coléoptères, aile antérieure / aile postérieure.

La distinction entre ces deux types de relations (logique et ontologique) est essentielle d’après Depecker (2003 : 150) « pour comprendre les différences d’appréhension du réel, de structuration des langues et des ensembles terminologiques ». Ainsi, alors qu’une relation générique (du type tulipe / fleur) relève « fondamentalement d’une classification par la pensée », une relation partitive (du type marche / escalier) « est fondée sur la nature des objets et sur leur organisation dans le monde ». Précisons enfin que les relations sans doute les plus utilisées sont les relations génériques, qui donnent lieu à des représentations appelées taxinomies, et les relations partitives, qui donnent lieu à des représentations appelées partonomies, mais que le choix d’une représentation dépend souvent de la nature d’un domaine comme l’explique Sager (1990 : 92 sq.) : ainsi, en biologie, on privilégie la relation générique (genre / espèce) et en anatomie, la relation partitive.

Par le biais de ces relations, on rassemble ainsi des concepts pour construire un domaine (il s’agit de ce que Sager (1990 : 37) et Bessé (2000 : 193) appellent l’approche « du bas vers haut »). Mais la réalité, comme l’indique Delavigne (2001 : 167), est tout autre, puisqu’en pratique, c’est l’inverse qui est réalisé (du « haut vers le bas », selon Sager et Bessé, (ibid.)) : « un domaine est découpé a priori, et structuré a posteriori ». Il suffit pour cela de regarder de nouveau les étapes du travail terminologique telles que Rondeau les décrit dans l’approche traditionnelle : elles commencent par le « choix d’un domaine » avant même de s’intéresser aux concepts et aux termes.

Le « choix d’un domaine » implique donc une classification préalable : comment les découper ? Comment les dénombrer ? La multiplicité des domaines est telle que, selon Delavigne (2001 : 167), il faut une « âme de collectionneur et une persévérance à toute épreuve » pour les recenser. Bessé (2000 : 186), pour sa part, s’exprime par métaphore :

‘Les classifications divisent l’univers des connaissances en domaines pour les maîtriser et régner sur elles. Elles découpent les savoirs et les pratiques en un nombre illimité de parties, qui croissent sans cesse et se multiplient à l’infini, comme les têtes de l’hydre de Lerne.’

Pour illustrer son propos, il cite entre autres l’exemple de la Classification Décimale Universelle (CDU) (cité aussi par Sager (1990 : 37)) qui aboutit à l’établissement de 130 000 rubriques. Kocourek (1991 : 34-37) rapporte notamment qu’une enquête d’Ingetraut Dahlberg conclut à l’existence de 6 800 spécialités distribuées sur 39 disciplines. Pavel (2001 : 1), quant à elle, explique que la banque de données terminologiques Termium comprend « 24 grands domaines, chacun divisé en 10-12 domaines en moyenne, qui sont à leur tour subdivisés en sous-domaines, pour un total approximatif de 1 600 nœuds de classement ». La diversité et la multiplicité des classifications pose problème en terminologie, comme en lexicographie.

La nature des domaines varie autant que leur nombre. Ainsi, certaines personnes, comme Depecker (2003) et Bessé (2000) font la distinction entre domaine de connaissance et domaine d’activités (Bessé) ou secteur d’activités (Depecker). Pour Bessé (2000 : 184), un domaine de connaissance « est un savoir constitué, structuré, systématisé selon une thématique ». Il y classe : « les sciences pures, les sciences dures, les sciences molles, les techniques, les systèmes conceptuels dépendant d’un discours » (ex : zoologie, droit, philosophie, glossaire de la cellule, du carburateur…). Par opposition, le domaine d’activités « permet d’identifier un champ d’action, un ensemble d’actes coordonnés, une activité réglée, une pratique », il « correspond à une activité humaine, sociale, économique, [ou] industrielle » et se compose « d’un ensemble de procédés bien définis destinés à produire certains résultats. »

Une distinction supplémentaire fondamentale, à un autre niveau, est celle qui est faite, entre autres, par Pavel (2001 : 5) et Depecker (2003 : 146-147), entre domaine propre ou domaine d’origine et domaine d’application. Par domaine propre (Pavel), ou domaine d’origine (Depecker), on entend « le domaine dans lequel est créé le concept auquel renvoie le terme » (Depecker (ibid.)), et, par domaine d’application, « le domaine dans lequel le concept correspond[ant] [au] terme est utilisé » (ibid.). Par exemple, comme l’explique Cabré (1994 : 594), variable est un terme de mathématiques (domaine propre) employé en statistique et en économie (domaines d’applications). Cette circulation des termes d’un domaine de spécialité à un autre a des répercussions sur les pratiques terminologiques / terminographiques :

‘Les concepts d’une spécialité peuvent s’appliquer à plusieurs disciplines sans pour autant perdre leur appartenance au domaine propre, qui est toujours consigné en premier [dans les fiches terminologiques]. (Pavel (2001 : 5))

Ainsi, le nombre et la nature des domaines peuvent varier selon les classifications proposées. Mais ils varient aussi selon les points de vue adoptés. Une dernière caractéristique du domaine que nous tenons à mentionner ici est en effet que le domaine reflète toujours un point de vue, comme l’indiquent les propos de Bessé (2000 : 187) et la définition de domaine donnée par la norme ISO : « partie du savoir dont les limites sont définies selon un point de vue particulier 51  ». Bessé (ibid.) précise ainsi :

‘Les domaines sont délimités en fonction des visions des connaissances, des pratiques sociales et des besoins des utilisateurs. Il existe plusieurs façons de procéder au découpage des connaissances et des activités, qui correspondent à plusieurs points de vues. Les domaines n’ont pas d’existence par eux-mêmes. Ils sont délimités du point de vue du chercheur, de l’ingénieur, du technicien, de l’amateur, du civiliste, du pénaliste, du jungien, du freudien etc.’
Notes
46.

Citée par Gaudin (2003a : 51).

47.

Nous résumons ici assez grossièrement les principales relations conceptuelles auxquelles nous aurons recours plus loin dans la thèse. Certains, comme Depecker (2003), opèrent de très fines distinctions parmi ces relations. Nous renvoyons le lecteur à ses travaux pour plus de détails. Voir aussi Sager (1990 : 29-37).

48.

Depecker (2003 : passim) fait la différence entre niveau conceptuel et niveau linguistique. Pour lui, on parle de générique / spécifique au niveau conceptuel et d’hyperonyme / hyponyme au niveau linguistique. Nous ne jugeons pas utile de faire ici cette distinction.

49.

Depecker (2003 : 151 sq.) préfère faire la distinction d’une part entre relation générique et d’autre part relation spécifique, car l’appellation usuelle de « relation générique » « ne préjuge pas du sens de la relation (espèce vers le genre ou genre vers l’espèce), qui est confondu dans cette appellation ».

50.

De même que pour les relations logiques, Depecker fait la distinction entre niveau conceptuel (relation partitive) et niveau linguistique (méronymie).

51.

Souligné par nos soins.