1.4.2.1. Degré de spécialisation

De nombreux auteurs ont recours à la dichotomie termes usuels / termes spécialisés, qu’ils libellent de manière différente : les termes usuels sont tantôt appelés « mots vulgarisés » (Mazière (1981 : 89)), tantôt « mots moins spécialisés » (Roberts (2004 : 127)), « mots de la langue courante » ou encore « mots d’usage courant » (Wesemael & Wesemaël (2003 : 151)), tandis que les termes spécialisés sont appelés « mots savants » (Descamps (1994)), « mots hautement spécialisés » (Roberts (2004: 127)) ou encore « mots réservés » (Mazière (1981 : 89)).

Certains auteurs ont décidé d’analyser des termes que l’on peut considérer comme « usuels » : c’est le cas notamment de Wesemael & Wesemaël (2003 : 151), lorsqu’ils analysent trente termes d’astronomie ; c’est également le cas de Mazière (1981 : 89 sq.) pour certaines de ses analyses (bactérie). En revanche, Descamps cherche plutôt ce qu’il appelle des « mots savants » (cloner, gène, enzyme 116 ). Enfin, la plupart des auteurs cherchent à la fois des termes que l’on peut qualifier d’usuels, et des termes que l’on peut qualifier de spécialisés. C’est ainsi que Roberts (2004 : 127) cherche tout à la fois des termes très spécialisés comme resveratrol, ou encore malolactic fermentation, et des termes plus usuels comme vintage ou vintner. Thoiron (1998 : 632) étudie quelques mots dont « le niveau de spécialisation est manifestement très élevé » (comme cryochirurgie, thermothérapie, ou laserothérapie), ou encore des sigles 117 ), mais aussi des termes plus courants comme accouchement (p. 631), rubéole, varicelle, coqueluche (p. 637).

Toutefois, un réel problème se pose à la lecture des divers articles : les auteurs n’indiquent pas systématiquement ce sur quoi ils se fondent pour décider du degré de spécialisation des termes analysés. Bon nombre d’entre eux semblent s’appuyer sur la situation de communication, et sur la dichotomie « spécialistes / non spécialistes ou profanes » quant au lectorat ; ils cherchent des termes qu’un lecteur cultivé, non-spécialiste, peut potentiellement rencontrer au cours de ses lectures. C’est ainsi que Descamps (1994 : 152) cherche les « mots savants » qui peuvent « empêtrer » la lecture (d’un article tiré de La Recherche). De même, Wesemael & Wesemaël (2003 : 151), pour leur analyse de l’astronomie, ont « identifié un certain nombre de termes [30] à teneur scientifique pour lesquels un lecteur assidu et curieux pourrait vouloir chercher des explications », les trente termes relevés étant « d’usage courant ».

Mais, lorsqu’on se penche de plus près sur cette question, il semble que la distinction soit en réalité plus subtile. Déjà, lorsque Thoiron (1998 : 633) analyse le traitement des abréviations et des sigles, il fait « un test » à partir de la liste des « cent abréviations qu’un médecin pourrait tenter de retenir 118 , laissant les autres au spécialiste » (cité de Hamburger (1982)), ce qui introduit une gradation dans le degré de spécialisation du locuteur : le médecin généraliste est plus spécialiste que ses patients, mais l’est moins qu’un médecin spécialiste.

En réalité, ce qui semble pris en compte est donc plutôt le niveau de diffusion du terme, sa progression de la sphère des initiés à celle des non-initiés 119 , son entrée en vulgarisation 120 . C’est ce que qu’explique Callebaut (1983 : 34) à l’aide d’exemples, et que Mazière formalise un peu plus (1981 : 90) :

‘Le champ que nous étudions […] accuse […] une grande hétérogénéité ; la plupart d’entre nous ne sauraient énumérer que quelques dizaines de noms d’oiseaux (ceux par ex. que les dictionnaires analogiques ou les encyclopédies reprennent sous l’entrée “Oiseau”). Et cette compétence lexicale dépasse encore souvent la capacité de reconnaître les espèces particulières auxquelles ces noms réfèrent. Un nom comme “Erismatiure à tête blanche” (que seuls les ornithologistes connaissent) a ainsi un statut bien différent de celui de “Moineau” (Callebaut (1983 : 34)).’ ‘Nous sommes, dans cette partie, dans la mouvance de termes-mots selon une classification qui ne serait pas : ‘mot d’origine savante’ / ‘mot du langage commun’, mais ‘terme-mot un peu connu’ / ‘terme à usage des seuls spécialistes’ / ‘métaphores’ 121 . Et comme la vulgarisation est dominante à notre époque, la mouvance est peu aisée à décrire. (Mazière (1981 : 90))

Une dernière remarque, sur ce critère fortement problématique, est que le degré de spécialisation du terme dépend également certainement du degré de spécialisation de la source dont il est tiré, du moins pour les termes qui sont issus de textes authentiques.

En dehors de la situation de communication, les auteurs semblent évaluer le degré de spécialisation du terme d’après d’autres critères qui lui sont fortement liés, dont la place du terme dans la hiérarchie conceptuelle.

Notes
116.

Il faut se souvenir que l’article a été rédigé en 1994. A l’heure actuelle, où la génétique s’est beaucoup vulgarisée, ces termes ne peuvent plus être considérés comme des termes savants.

117.

Rappelons que « la tendance à la siglaison est […] plus forte pour les concepts très spécialisés » (Thoiron (1998 : page)).

118.

Etant donné que l’ouvrage de Hamburger s’adresse principalement à des apprentis médecins, il faut ici entendre retenir par mémoriser. C’est du moins le sens que nous lui prêtons, et que laisse entendre la remarque suivante de Hamburger (1982 : 156). VERIFIER REF« Il y a […] des abréviations si courantes et si commodes qu’on peut leur accorder droit de cité. […] [N]ous proposons de choisir cent abréviations que le médecin peut faire l’effort de retenir. »

119.

Wesemael & Wesemaël (2003 : 149) ont ainsi choisi, dans la première partie de leur article, des « néologismes devenus maintenant d’usage courant ». Mazière (1981 : 90) précise également : « On recherchera [dans le Petit Robert] tous les mots relevant depuis quelques années d’un domaine devenu courant sans que les mots constituant ce domaine aient perdu leur statut de terme. » (N.B. : les termes sont les suivants : acides aminés, A.D.N., A.R.N. et A.R.N. polymérase, cellule — eucaryote + procaryote —, code génétique, cytoplasme, enzyme, membrane nucléaire, molécule, noyau cellulaire, protéine, ribosomes).

120.

Nous renvoyons ici le lecteur à la discussion présentée dans l’introduction sur le mouvement de va-et-vient des mots entre langue spécialisée et langue générale (phénomène de terminologisation et de déterminologisation).

121.

Mazière s’attache à étudier l’exemple de bactérie et de microbe, expliquant que ce dernier terme est devenu un mot de la langue générale en subissant un glissement sémantique (métaphorisation) : « Le choix de bactérie et microbe permet d’opposer ce qui, chez le spécialiste, fonctionne encore comme un terme (même si les dictionnaires ne rapportent pas l’item à un domaine) et ce qui est devenu un mot de la langue courante : « Tu es un vrai microbe ! » (1981 : 85)