2.1.2.2. La vocation didactique du dictionnaire

2.1.2.2.1. Instruire / s’instruire

De manière générale, Dubois & Dubois (1971 : 49) reconnaissent la caractéristique fondamentalement pédagogique du dictionnaire :

‘Le dictionnaire appartient au genre didactique et, à l’intérieur de ce genre, l’énoncé lexicographique a les caractères principaux du discours pédagogique.’

Cette caractéristique est encore plus frappante lorsque l’on songe au rôle des termes dans les dictionnaires généraux. C’est ce que constate Boulanger (1996 : 141) en parlant des dictionnaires unilingues et en citant Alain Rey (1985) :

‘Même si, en apparence, les [dictionnaires généraux unilingues] ‘n’offrent pas de contenu explicitement terminologique, [ils] fournissent à la terminologie le tissu nourricier qui lui permet d’être utilisée, employée dans le discours oral et écrit, de ne pas demeurer à l’état fictif et abstrait de listes’ (Rey (1985 : 5)). A cela s’additionne une série d’objectifs et de dispositifs à but pédagogique et/ou didactique, une perspective normative y apparaissant en filigrane. Le dictionnaire doit conserver et protéger sa fonction d’instrument institutionnel lexical étant donné qu’il est porteur de norme et de pédagogie.’

De nombreux lexicographes justifient l’inclusion des termes dans la nomenclature par leur volonté d’instruire les utilisateurs. Toutefois, il est très intéressant de noter que cette conception n’est pas présente avec la même intensité dans toutes les traditions nationales. En effet, dans la lexicographie française, il s’agit de quelque chose de très ancré et, cela, depuis au moins le XVIe siècle :

‘Adepte lui aussi de la norme centrale, du « bon usage », Furetière s’intéresse à la transmission des connaissances autant et plus qu’à la langue. (Rey , (1987 : xix))

Cette idée atteint son apogée au XIXe siècle, avec Larousse et Lachâtre (lequel se revendique d’ailleurs de Furetière), qui sont les figures emblématiques de la pédagogie pour tous. Ainsi, comme l’explique Gaudin (2003b : 101), Pierre Larousse sera la figure tutélaire de l’instruction publique avec son Grand Dictionnaire Universel, et, en réalité, avec toute son œuvre, comme l’explique Boulanger (1994a : 31)

‘Pierre Larousse restera toujours loyalement attaché à sa formation d’instituteur. L’orientation pédagogique transparaît dans toute son œuvre lexicographique et encyclopédique. Il introduit donc un principe méthodologique qui manquait jusque-là : le programme proprement pédagogique et didactique du dictionnaire. Pour l’ancien enseignant et héritier des philosophes des Lumières, la vulgarisation et le résumé forment un credo. ’

Dans ce dictionnaire, il use plus qu’abondamment de l’illustration dont il sait la valeur pédagogique. Cette tradition de l’illustration s’est poursuivie, notamment, dans le Petit Larousse. C’est ainsi que, dans la préface de l’édition 1996 du Petit Larousse, les éditeurs expliquent « l’importance capitale que [ce dictionnaire] a, le premier, accordée à l’illustration […] », laquelle a nettement un « rôle didactique ». Ils expliquent aussi que le Petit Larousse, dès son origine, s’est voulu « un outil d’acquisition de la connaissance, aidant l’utilisateur à accroître son savoir ».

Dans la même lignée, voici ainsi en quels termes Gaudin décrit l’ouvrage, assez méconnu par ailleurs, de Maurice Lachâtre, le Dictionnaire Universel (1852-1856) :

‘Le but poursuivi est clairement pédagogique. L’auteur vise « non un simple vocabulaire destiné à donner l’orthographe des mots et à enseigner les règles grammaticales de la langue française, mais un Dictionnaire qui fût un cours complet d’éducation à tous les points de vue. » (lettre de l’auteur du 15 décembre 1856, citée dans Gaudin (2003b : 90))

La nomenclature de ce dictionnaire s’élève à 70 000 articles d’après les estimations de Gaudin, ce qui, d’après lui, « indique que la place accordée aux termes et aux noms propres est large (sic) » (ibid.). Toutefois, même s’il consacre une part très importante aux données encyclopédiques (« histoire, géographie, sciences naturelles, techniques, industries, métiers sont traités en détail », Gaudin, ibid.), ce qui en fait un adepte de l’éducation par le livre (Gaudin (2003b : 101) parle d’un « livre pour autodidactes »), « la terminologie elle-même entre pour peu dans la conception de Lachâtre ». Elle n’est pour lui que prétexte pour l’illustration, qui est très abondante, mais qu’il utilise comme support didactique.

Pour ce qui est de la lexicographie britannique, même si la vision du dictionnaire comme outil pédagogique est très réduite, voire presqu’inexistante actuellement, aux tout débuts de la lexicographie anglaise, les dictionnaires avaient une visée didactique, puisqu’il s’agissait d’expliquer les “hard words” et, cela, essentiellement aux femmes, qui ne disposaient pas à l’époque d’éducation à proprement parler. Regardons comment Landau (1989 : 41) explique le phénomène, notamment dans le dictionnaire de Cawdrey (1604) :

‘[Cawdrey’s] Dictionary does specify that it deals with “hard usuall English wordes, borrowed from the Hebrew, Greeke, Latine, or French, etc… gathered for the benefit of Ladies, Gentlewomen, or any other unskillful persons.” Because women ordinarily received much less schooling than men, they were more likely to need help in deciphering “hard” words derived from Latin, or so Cawdrey and other lexicographers thought, for it was not uncommon to specify women as their chief audience. ’

Par la suite, cette fonction didactique s’est estompée, ou, du moins, elle a été confinée à « l’usage correct », avec par exemple le dictionnaire de Johnson, comme l’explique Landau (1989 : 54). Il semble que, pour celui-ci, la visée morale, ou moraliste, ait eu le dessus :

‘Johnson always viewed the Dictionary not only as an educational enterprise but in part a moral one, and just as he reprimanded himself for idleness he felt it was his responsability to act morally, for the good of his own soul, in instructing others in correct usage. Though the explanation sounds quixotic, and Johnson was preeminently practical-minded, it was, I think, characteristic of Johnson to act on the basis of personal moral conviction even when it came into conflict with practical effect.’

Pour la lexicographie américaine, la notion d’instruction est sans doute plus justement remplacée par celle d’autodidaxie, comme le suggère cet extrait de Landau (1989 : 65) :

‘The rapid growth of industrialization and technology spawned a new vocabulary and gave it greater importance than ever before. The growth of population and of public education as a means of self-improvement in a free society created an enormous demand for books that would teach recent immigrants and others how to speak and write correctly […]. Breeding could be acquired through education and hard work. ’

Cette vocation autodidactique américaine est toujours présente dans les dictionnaires américains de la deuxième moitié du XXe siècle, comme on peut le constater dans la préface du Webster’s Third, préface de Philip Gove :

‘As the number of students in school and college jumps to ever-increasing heights, the quantity of printed matter necessary to their education increases too […]. More and more people undertaking a new job, practicing a new hobby, or developing a new interest turn to how-to pamphlets, manuals and books for both elementary instruction and advanced guidance. Where formerly they had time to learn by doing, they now need to begin by reading and understanding what has been recorded. A quick grasp of the meanings of words becomes necessary if one is to be successful. A dictionary opens the way to both formal learning and to the daily self-instruction that modern living requires.’

Ainsi, il est intéressant, d’un point de vue sociolinguistique, de noter la différence d’approche entre les conceptions française et américaine de la lexicographie : dans la lexicographie française, la volonté semble venir des classes éduquées qui souhaitent pourvoir à l’éducation du grand public (“teach”), tandis que, pour la lexicographie américaine, il semble que ce soit plutôt le public qui veuille s’éduquer lui-même (“learn”).

Enfin, pour les dictionnaires bilingues anglais-français, même si cela n’est pas dit explicitement, la vocation didactique est évidente. Le dictionnaire bilingue a une fonction utilitaire, pragmatique intrinsèque. On peut ainsi se souvenir ici que la France n’a pas produit de dictionnaire bilingue anglais-français tant qu’elle n’en a pas ressenti le besoin. Toutefois, la vocation didactique des dictionnaires bilingues actuels est plus linguistique qu’encyclopédique, comme l’explique Rey dans la préface du NPR 2001.

‘Plus généralement, toutes les informations sur le signe, à l'exception de la définition, sont de nature à distinguer le dictionnaire de langue du dictionnaire encyclopédique. Ce schéma se trouve vérifié dans le dictionnaire général bilingue qui est toujours sans conteste un dictionnaire de langue ; ce dictionnaire sert à la version et au thème et ne saurait être encyclopédique puisqu'on y passe d'une langue à une autre par des équivalences de mots dont le contenu n'est pas analysé (absence de définitions). (Préface du NPR 2001)