2.1.2.3. La tentation de l’exhaustivité ou de l’encyclopédisme

Une autre caractéristique fondamentale du dictionnaire vient expliquer la présence des termes dans le dictionnaire général : c’est sa tendance à se vouloir exhaustif, à représenter l’ensemble du langage. A travers les siècles, la notion d’exhaustivité a été dénommée de diverses manières — « Trésor, Encyclopédie, Dictionnaire Universel, …» — et quel que soit le terme, il est toujours hautement connotatif de cette idée d’accumulation et de richesse. C’est ce qu’explique Pruvost (2002 : 22)  :

‘Un […] concept revient constamment à partir du XVIIIe siècle sous forme de substantif ou de qualificatif, l’« encyclopédie » ou le dictionnaire « encyclopédique », cette dernière formule, plutôt réservée au XIXe siècle, étant précédée par un usage abondant du « dictionnaire universel ».
Issu du grec “enkuklopaideia”, “enkuklios paideia” en fait, avec le sens « d’instruction circulaire », l’encyclopédie est étymologiquement censée embrasser le cercle des connaissances et correspond en principe davantage, dès que Diderot et D’Alembert lui donne ses lettres de noblesse, à un ouvrage où l’on tente de traiter exhaustivement de l’ensemble du savoir. (Pruvost (2002 : 22))

Cette idée d’exhaustivité est ainsi revendiquée haut et fort par de nombreux lexicographes, que ce soit dans les dictionnaires unilingues anglais ou français, ou encore dans les dictionnaires bilingues.

Voici par exemple ce qu’écrit Lachâtre (cité par Gaudin (2003b : 101)), à propos de son Dictionnaire Universel :

‘J’ai eu principalement l’idée de faire un livre qui enfermât l’analyse des 400 000 volumes qui encombrent les bibliothèques nationales, et qui pût être regardé comme le plus vaste répertoire des connaissances humaines.

Larousse, critiquant le dictionnaire de l’Académie, dit de même dans la préface de son GDU :

‘En 1835, non plus qu’en 1694 et en 1762, l’Académie française n’a point eu la prétention de faire un dictionnaire universel, c’est-à-dire un dictionnaire contenant tous les mots qui peuvent être employés dans toutes les circonstances possibles et par tous les Français.’

Toutefois, la notion d’exhaustivité, très répandue parmi les lexicographes, a fait l’objet de critiques du fait, d’une part, de son côté démesuré, et d’autre part, de son détournement comme argument de vente. Ainsi, pour ce qui est du premier type de critique, Francœur (2003 : 62) parle, en analysant les préfaces de divers dictionnaires, d’« utopique exhaustivité ». Cottez (1994 : 16) parle de « vanité » :

‘Parallèlement à cette inflation de dictionnaires soi-disant (sic) universels dont les auteurs se vantent souvent de recueillir des dizaines de milliers de mots de plus que leurs prédécesseurs et concurrents, on voit se multiplier les dictionnaires spécialisés qui démontrent la vanité des présentions à l’universalité.

Pendant les longs débats ayant précédé à l’élaboration du TLF, on critique la « prétention » de la dénomination Dictionnaire Universel de Furetière, et Guiraud s’exclame :

‘Le projet d’un dictionnaire alphabétique exhaustif me paraît, au terme de ces débats, tout à fait chimérique et irréalisable. Une expression est revenue constamment au cours de ces journées : « Ce Trésor auquel nous songeons, auquel nous rêvons tous… », ce qui montre assez que l’unanimité n’est qu’un songe. Il s’agit, en effet, là, d’un rêve, du vieux rêve encyclopédique où l’individu pouvait espérer embrasser l’ensemble des connaissances humaines. ’

Le deuxième type de critique auquel est confrontée la notion d’exhaustivité est le fait qu’elle est (trop) souvent utilisée de manière mercantile — Pruvost (2002 : 9) parle de « tendance à la surenchère », tandis que Rey (1987 : xx) parle de la « course à l’universalité », ce qui, d’après ce dernier, a pour conséquence que « la rigueur de la description, qu’elle soit langagière ou conceptuelle, en souffre considérablement ». Et, justement, ce sont les termes scientifiques et techniques qui servent à présent à « gonfler » (peut-être démesurément) les nomenclatures et, ce, pour les dictionnaires français comme pour les dictionnaires anglais, d’après Rey et Landau(ref) :

‘Si la notion de complétude n'a aucun sens, celle du nombre de mots traités n'a aucune pertinence. On peut enfler à volonté la nomenclature d'un dictionnaire général de la langue en puisant dans les répertoires de mots rares. La surenchère quantitative, souvent utilisée comme argument de vente des dictionnaires généraux, touche l'aspect le plus formel de la nomenclature. (Rey , préface du NPR 2001) ’ ‘Early seventeenth-century dictionaries included many of Thomas’s Latin terms with slight changes to make them appear Anglicized, a convenient way to increase the number of vocabulary entries and give their own work a competitive edge over their rivals. The practice continues today, but scientific terminology is now preferred over Latin. (Landau  (1989  : ref ))

De même, dans les dictionnaires bilingues récents, la présence de mots scientifiques et techniques est devenu un véritable argument de vente. Contentons-nous ici de citer l’exemple du Harrap’s Shorter sur CD‑ROM de 2000, qui vante sur son emballage, dans le paragraphe « un contenu riche et moderne », la « profusion de termes techniques ».

Qui dit vente dit acheteur, et il semble bien que si les dictionnaires ne cessent de prétendre à l’exhaustivité, c’est pour mieux séduire leur lectorat potentiel, comme nous l’expliquons à présent.