2.1.2.4. Les besoins des utilisateurs

2.1.2.4.1. L’obsession du public

‘« Bien moudre / et pour tous », avec les ailes d’un moulin sur un soleil levant, pour le Dictionnaire Encyclopédique Quillet, et « Je sème à tout vent », devise que la souffleuse de fleur de pissenlit sur les couvertures des Petit Larousse a rendue populaire, sont des images de marque qui montrent, chez les éditeurs de dictionnaires et d’encyclopédies, que conquérir le public, l’ensemencer, le nourrir, en faire par là bien plus qu’un simple acheteur, sont leur raison d’être. (Meschonnic  (1991 : 59))

De manière générale, la référence à l’utilisateur potentiel du dictionnaire est omniprésente dans la vision des lexicographes, comme l’explique Meschonnic dans l’extrait sus-mentionné.

Cette tendance n’est pas nouvelle, il suffit pour s’en convaincre de lire l’avertissement au lecteur du dictionnaire bilingue de Cotgrave (1611) :

‘« Au favorable Lecteur François ». Lecteur, l’Auteur de ce livre […], après avoir péniblement veillé et travaillé par plusieurs ans, sur cet œuvre […] enfin est contraint de le laisser partir de ses mains, plutôt vaincu de l’importunité de ses amis et de la nécessité que le Public en a, que satisfait en son âme de son propre ouvrage.’

Francoeur (2003), elle, va jusqu’à parler de « l’obsession du public » qui transparaît dans les discours pré-dictionnairiques, dont elle analyse un certain nombre en détail 188  :

‘Les discours de présentation des dictionnaires non institutionnels témoignent souvent des contraintes auxquelles sont soumis les lexicographes. Parmi celles-ci, les exigences du public, mises en évidence par les multiples références au destinataire relevées dans les discours de présentation de dictionnaires non institutionnels. Cette pratique, observable dès le XVIIe siècle, s’est amplifiée avec le temps, devenant particulièrement marquée au XXè siècle.’

Meschonnic et Francœur s’accordent à dire que la tendance à faire référence au public destinataire s’est fortement accentuée avec les siècles, mais Meschonnic avance l’idée que le rapport entre lexicographes et public s’est en fait modifié au cours du temps : alors que le public n’était au départ que peu demandeur, il n’a fait que croître avec les progrès de l’alphabétisation 189 et devenir plus exigeant avec les siècles, et les lexicographes semblent à présent être tombés sous la coupe des utilisateurs de dictionnaires, si bien qu’ils en arrivent même à les redouter !

‘[Les dictionnaires des siècles précédents] ne cherche[nt] pas à se conformer à un public connu d’avance. Ni Furetière, ni Bayle, ni Diderot, ni Littré, ni Larousse, Pierre, ne se sont apparemment d’abord posé la question de leur public. Ils ont fait ce qu’ils voulaient faire, dans une relative solitude, et incertitude du succès.
On dirait que les faiseurs et éditeurs de dictionnaires expriment plus que ceux du passé la hantise d’un public, dont ils se font à l’avance une représentation telle qu’ils paraissent plus souhaiter lui convenir que le susciter. (Meschonnic (1991 : 59))

Le lexicographe ne se contente pas d’être à la merci de l’utilisateur 190 , il s’en forge de plus une certaine représentation (Meschonnic (ibid. : 62)), laquelle est de plus en plus précisément détaillée dans les préfaces 191 .

Cette constante référence à l’adéquation entre le dictionnaire et son public-cible est présente non seulement chez les lexicographes, mais également chez les métalexicographes. Ainsi, plusieurs métalexicographes disent explicitement que l’inclusion des termes dans les dictionnaires généraux répond à une demande de la part du public, comme en attestent les quelques citations qui suivent :

‘[C’est] bien l’expression d’un besoin manifesté par les consommateurs de dictionnaires [qui] autorise à répertorier [un terme] dans un dictionnaire général. (Boulanger (2001 : 248-249)) ’ ‘Les dictionnairistes ne font que répondre aux exigences et aux besoins de leur public respectif. Ils sont contraints de récupérer des termes spécialisés et d’en dessiner le profil dans leur répertoire. (Boulanger & L’Homme (1991 : 25))’ ‘Si un dictionnaire recense des termes scientifiques et techniques, c’est donc que les utilisateurs de ce dictionnaire peuvent, à un moment ou à un autre, manifester le besoin d’obtenir des précisions sur l’un deux, parce qu’ils l’auront rencontré au fil de leurs activités quotidiennes. (Bigras & Simard (1997 : 97))’

L’utilisateur est au omniprésent, soit, nous l’avons montré. Mais est-il pour autant omnipotent ? A-t-il une réelle influence sur la pratique des lexicographes ? La remarque que fait Humbley (2002 : 96) laisse en effet planer un certain doute :

‘Si nous considérons l’évolution des dictionnaires depuis le Moyen-Âge, nous constatons un éloignement grandissant entre le concepteur et l’utilisateur. […] [A l’époque des moines-copistes], les créateurs de dictionnaires étaient aussi des utilisateurs ou du moins ils étaient très proches de ceux-ci. Par la suite, surtout à partir de l’invention de l’imprimerie, on assiste à une division du travail qui éloigne l’utilisateur du concepteur de dictionnaire, surtout dans le cas des grands dictionnaires nationaux […]. ’

S’il est constamment fait référence à l’utilisateur dont on prétend connaître les besoins, il faut bien remarquer deux choses.

(1) Son point de vue n’est toutefois jamais mentionné explicitement ; en effet, nulle allusion, dans les dictionnaires généraux, n’est faite à des critiques ou à des suggestions d’utilisateurs qui auraient éventuellement été consultés. Pourtant, nombreuses sont aujourd’hui les études empiriques qui analysent les points de vue des utilisateurs, même s’il n’existe pas d’étude concernant systématiquement les termes 192 .

(2) On fait grand cas de l’utilisateur : mais qui est-il exactement ? Humbley (2002 : 97) explique que Bergenholtz (co-auteur d’un manuel de lexicographie spécialisée) avait déjà soulevé le problème en 1995 en disant que, « en lexicographie, dont la lexicographie spécialisée, l’utilisateur était jusqu’à très récemment un être souvent évoqué, mais en réalité inconnu ». Il semble que l’on puisse en dire autant en lexicographie générale : l’étendue de son profil, tel qu’il est dépeint par les lexicographes, semble assez diversifiée, voire trop, comme nous l’avons vu plus haut 193  ; toutefois, une image idéale perdure en lexicographie générale : celle de l’honnête homme.

Notes
188.

Dans l’article que nous citons, elle essaye de voir en quoi le « discours de présentation » du Dictionnaire de l’Académie diffère de celui des dictionnaires non-officiels.

189.

Pour plus d’informations sur l’essor du lectorat à partir du XXe siècle, voir notamment Meschonnic (1991 : 21‑22).

190.

En termes plus crus, Ferdinand Brunot, cité par Francœur (2003 : 60) s’exclame en 1968 que, « [a]u XVIIIè siècle, publier un dictionnaire était un apostolat ; au XIXe siècle, c’est une affaire commerciale, et, à ce qu’il semble, une bonne affaire : la clientèle a prodigieusement augmenté, et ses besoins sont devenus très variés ». Que dire alors du XXe et du XXIe siècles ?

191.

Meschonnic cite les préfaces de plusieurs dictionnaires : celle du Dictionnaire du Français Contemporain de 1971, destiné aux « élèves de l’enseignement secondaire », aux «étudiants étrangers » ; celle du Lexis de 1975, destiné au « large public de l’enseignement » et au « public très vaste de tous ceux qui sont confrontés journellement à tous les systèmes de communication, qui écoutent la radio, regardent la télévision, lisent des journaux et des revues », au « public toujours plus vaste des techniciens, des ingénieurs, des scientifiques » ; enfin, la préface du Petit Robert de 1977, destiné aux « élèves et étudiants qui apprennent la langue française », aux « utilisateurs professionnels, dactylos, secrétaires, rédacteurs et rédactrices, instituteurs et professeurs », sans oublier « l’agriculteur, le travailleur manuel ou le syndicaliste […] l’avocat ou le médecin ». Il en conclut assez ironiquement que « manifestement, ce discours ne veut oublier personne. Le marché est dur. »

192.

Nous ne développerons pas ce dernier point ici, car nous y reviendrons plus longuement dans le chapitre 4, conscré à la méthode du sondage.

193.

Voir la citation de Meschonnic évoquée plus haut dans la note de bas de page 87.